L'Etat algérien a échoué dans sa politique de refonte du système éducatif. C'est là le constat établi par un grand nombre de pédagogues, sociologues et enseignants. Pour certains, il n'y a jamais eu de réforme au sens propre du terme, car il n'y a jamais eu de politique éducative claire avec des objectifs bien déterminés. Les spécialistes en la matière reprochent au système son manque de réalisme. Un système basé essentiellement sur une vision bureaucratique et administrative au lieu d'une vision réaliste et scientifique. Khaled Karim, sociologue et chercheur au CREAD, a expliqué dans un entretien accordé à El Watan que la surpolitisation de l'école l'a empêchée de s'autonomiser relativement, loin de toute forme de récupération politicienne. « Comment peut-on imaginer une réussite d'une réforme, si l'enseignant, l'acteur principal, est dans une posture externe à cette réforme ? » s'est interrogé le sociologue. Cet avis est partagé par le corps enseignant qui n'a pas été associé aux changements opérés dans ce secteur sensible. Nabila Amir A la fin des années 1990, le pouvoir algérien a décidé de reformer l'école algérienne. En 2000, une commission a été installée dans ce sens et avait élaboré un rapport qui a été rendu public en 2003. Suite à cela, la réforme de l'école a commencé. Sept ans après, pensez-vous que l'école algérienne, qualifiée par le défunt Boudiaf de sinistrée, est sortie de cette zone dangereuse ? Tout d'abord, pour mieux décrypter la problématique de l'école, il est évident du point de vue socio-historique de placer l'école dans une équation politique, c'est-à-dire l'école en tant qu'appareil idéologique reproduisant le rapport politique dominant. Il est naïf de considérer que le système éducatif est neutre par rapport au politique. Au contraire, il est l'œuvre du politique, c'est-à-dire du politique dominant pour assurer sa domination via un rapport pédagogique de transmission des contenus reproduisant d'une manière consciente et inconsciente et en douceur l'idéologie du pouvoir dominant, désignation des directeurs d'académie et directeur d'établissement… Dans des systèmes politiques clos, il n'y a pas que l'école qui est à la merci du tout politique, mais aussi d'autres champs sociaux comme l'art et la culture, l'économie, le sport… La surpolitisation de l'école, qui est le cas de l'Algérie, a empêché cette dernière de s'autonomiser relativement, loin de toute forme de récupération politicienne ; c'est-à-dire de fonctionner avec ses propres règles de base, à savoir la transmission saine des savoirs (savoir-faire, bien-être...). Or, pour revenir à votre question, il s'est avéré avec le recul, on comprend que l'ensemble des dysfonctionnements que vit l'école algérienne depuis les multiples réformes, qui ont commencé dans les années 1970 à nos jours, ne sont que des indicateurs d'une double crise : transmission intergénérationnelle d'une acculturation imposée par le colonialisme pendant 132 ans et par homologie, une autre acculturation, s'est imposée aux Algériens après l'indépendance en niant toute forme de diversité culturelle (amazighité, arabité, islamité et dimension méditerranéenne) dans l'histoire algérienne au nom d'une idéologie unanimiste qui, à son tour, n'a pas tardé de mettre le lien social et la société algérienne en danger, notamment depuis les années 1990. Quelle est alors la problématique réelle de l'école algérienne ? De mon point de vue, un système éducatif est un produit des conditions historiques d'une société et non pas un produit importé. La problématique de l'école algérienne, c'est qu'elle reproduit d'une manière inconsciente une histoire non élaborée d'une société qui a existé depuis 2 millions et demi d'années, c'est-à-dire une transmission intergénérationnelle d'une histoire bourrée de traumatismes, de non-dits, de préjugés et de stigmates… L'absence d'évaluation transparente avec toutes ses formes et les débats publics sur l'école sont des indicateurs d'une myopie aiguë que vit encore l'école, mettant les parents d'élèves dans des situations d'inquiétude, développant différentes stratégies, selon les origines sociales, pour assurer la bonne formation de leurs enfants (école privée, cours supplémentaires, formation à l'étranger, le choix des établissements et des classes, des enseignants…), laissant d'autres parents, issus des couches défavorisées et des milieux rudes de l'Algérie, dans des situations d'inertie et de fatalisme. L'école n'est qu'un mot ; elle cache toutes les contradictions de la société et dans certaines situations elle les reproduit. Ce qui reste de prestigieux pour l'école algérienne actuellement est sa fonction stabilisatrice des couches populaires défavorisées. Restons toujours dans la dernière réforme, des voix se sont élevées pour critiquer la manière dont elle a été introduite (désordre, chamboulement) et se sont surtout interrogées sur les objectifs du pouvoir qui a vidé le rapport de sa substance alors qu'il en était l'initiateur. A votre avis, le pouvoir avait-il fait des concessions de peur de la réaction des islamistes ? Vous savez, les résidus de l'idéologie unanimiste mise en œuvre depuis les années soixante a pour produit des extrémismes et intégrismes de tout bord. La confiscation de l'action politique au nom d'un Etat-parti a mis l'ensemble des acteurs politiques d'opposition clandestine (islamistes et non islamistes), depuis l'indépendance jusqu'à 1988 dans des situations d'adaptation stratégique, en investissant chacun des secteurs d'activité professionnelle et cultuelle (le secteur de l'économie, l'université, l'école, la mosquée…), en les transformant par la suite en des luttes politiques clandestines. La situation reste statique après 1988 puisqu'on va assister à un mouvement de contestation de syndicats autonomes revendicatifs durant les années 2000. Ces mouvements de contestation au sein de l'école et par l'école sont un processus logique, dans des systèmes politiques clos ; c'est presque une règle universelle. Ces mouvements traduisent davantage des luttes pour des positionnements sociopolitiques d'un corps professionnel (enseignants) en pleine déliquescence, en termes de leur identité professionnelle (désarroi, laxisme, dénigrement de soi, incertitudes...) et sociaux (dénigrements par autrui, statut social…). Ces luttes sont aussi les conséquences d'un processus, d'une situation sociale bourrée d'inégalités par rapport à la distribution de la rente et la politique des salaires dans la nomenclature des catégories professionnelles dominantes en Algérie. Dans ces conditions, toutes formes de réformes ne peuvent être qu'un jeu et enjeux politiques entre des acteurs actifs (politique) et passifs (enseignants) de cette réforme. Comment peut-on imaginer une réussite d'une réforme, si l'enseignant, l'acteur principale de l'action pédagogique de transmission du savoir, est dans une posture externe à cette réforme ? Revenons à l'actualité. Cette année, le ministre de tutelle a décidé d'alléger les programmes scolaires, alors que les parents d'élèves ne cessent depuis six ans de crier à la surcharge des programmes et à la lourdeur des cartables de leurs enfants. Pourquoi avoir attendu six longues années alors qu'il s'agit de l'intérêt de l'élève ? Dans des systèmes politiques holiste et paternaliste, l'élève n'est qu'un objet et non un sujet de son destin et avenir. On ne peut pas parler de l'élève dans l'absolu, mais plutôt des élèves. Les origines sociales sont différentes, donc les impacts sont différents. Je pense que la problématique de l'allégement des programmes n'est pas si importante par rapport à leurs contenus et à l'art de les transmettre (pédagogie, didactique). La problématique de la pédagogie est centrale dans l'école algérienne ; la manière de donner vaut mieux que ce qu'on donne, disait Voltaire. Les programmes scolaires sont définis au préalable en fonction du type de société qu'on veut créer, c'est-à-dire de la volonté politique consensuelle par rapport à la création et l'imagination de la cité. Les programmes scolaires qui mettent en valeur l'importance de l'autonomie de la pensée, c'est-à-dire une vision constructiviste de l'éducation, forment des futurs citoyens, conscients d'eux-mêmes et de leur environnement (local, national, universel). Aujourd'hui, le débat est axé autour de l'adaptation de l'école au nouveau week-end semi-universel. Pensez-vous que l'élève peut assimiler ses cours lorsqu'il fait huit heures par jour pendant toute la semaine alors que dans d'autres pays, les élèves sont dispensés de cours tous les après-midi ? Le temps, on le gère et on le crée ! Dans l'absolu, le temps n'a pas de sens s'il n'est pas mis en corrélation avec sa dimension sociale, c'est-à-dire la façon d'être perçu, sacralisé et géré dans le quotidien des gens. Le temps est déterminant dans la gestion de l'école puisqu'il socialise l'enfant sur la discipline et le sens de l'organisation. La charge du programme crée du désordre individuel et collectif chez les élèves si elle n'est pas accompagnée par des activités de loisirs. Il est dans les prérogatives de la tutelle d'imposer, dans des situations de légitimité symbolique, une forme d'organisation de l'école, notamment la gestion du temps et les activités de loisirs pour tous, sans oublier le facteur esthétique dans la conception et la construction des établissements scolaires, qui est très déterminant dans la socialisation esthétique des élèves. Les salaires des enseignants sont qualifiés de misérables. Les enseignants estiment que sans l'amélioration de leurs conditions socioprofessionnelles, leur rendement restera faible et, par conséquent, ce sont les élèves encore une fois qui en payeront le prix. Pourquoi une telle indifférence ? Cette corrélation entre le salaire et l'effort ressemble, si on peut la schématiser, à une situation de non-dits pleine de significations : « Vous faites semblant de nous payer, on fait semblant de travailler. » Il est évident que la relation est logique ; elle a comme conséquence le faible rendement pédagogique et la mise en question de l'identité professionnelle des enseignants et de la vocation réelle du métier de l'enseignement dans une société où les référents de la réussite sociale obéissent à d'autres logiques que la réussite dans les études. Les inégalités salariales dans la nomenclature algérienne et l'accumulation occulte des biens et des richesses chez certaines couches sociales illettrées et sans légitimité sociale et économique antérieures ont un impact sur la valeur réelle du savoir et ses porteurs. L'élève reste doublement victime de ce désordre social ; d'un côté le désordre dans l'école, avec les multiples grèves et d'un autre coté, un désordre extrascolaire, qui lui renvoie des images de réussite sociale, en dehors de la réussite scolaire. C'est une ambivalence qui explique quelque part l'échec scolaire chez les adolescents algériens. En parlant de la médiocrité de l'enseignement, l'on évoque aujourd'hui avec acuité le niveau très faible des élèves qui, pour la plupart, ne maîtrisent ni la langue arabe ni le français... A votre avis, pourquoi en sommes-nous arrivés à cette situation ? A qui la faute ? Aux élèves qui ne sont pas intelligents, aux enseignants qui ne sont pas compétents ? Le problème de la langue est très complexe en Algérie, par rapport aux pays voisins. Le complexe de la langue a envahi tous les secteurs de la société. La problématique de la langue est un pur produit de rapport de force dans le champ politique algérien, hérité du mouvement national. L'école comme appareil idéologique devient donc otage de ces rapports de force d'intérêt et de revanche entre la fraction arabophone et francophone. La politique volontariste et populiste de l'arabisation a mutilé et séquestré un secteur aussi sensible dans un Etat-nation en pleine construction. Cet héritage conflictuel, comme je l'ai déjà signalé, est dû à une histoire non élaborée, qui devient à son tour transgénerationnelle ; c'est-à-dire des traumatismes, des conflits, des mythes non soumis à une analyse académique, qui se transmettent d'une manière inconsciente, d'une génération à une autre. Cette situation de cause à effet est un indicateur déterminant dans les crises qu'a vécues et risque de vivre toujours la société algérienne. L'Algérie a raté un moment historique pendant l'indépendance ; institutionnalisation de la diversité culturelle et linguistique comme richesse inépuisable. Donc, incriminer les élèves ou les enseignants n'a aucun sens. L'éducation est un phénomène social total. La responsabilité est partagée, mais à des degrés différents. La pauvreté et la richesse du marché linguistique dans l'école algérienne ne peuvent être appréhendées que par son aspect sociologique ; l'école est reproductrice des inégalités sociales et linguistiques. La situation actuelle ne favorise que des gens déjà favorisés en termes de volume de capital culturel, économique, social et symbolique. L'ouverture des écoles privées, l'accès aux lycées internationaux et des formations informelles (des cours supplémentaires extra-scolaires par des enseignants), et peut-être des universités privées prochainement, sont l'œuvre d'une conscientisation de catégories sociales déjà favorisées, qui se sont démarquées d'une école qui, à leurs yeux, n'assure pas un meilleur avenir pour leurs enfants. Cette mosaïque dans l'espace scolaire algérien en pleine mutation anomique (massification immaîtrisable, violence physique, verbale et sexuelle, laxisme...), crée des modes de socialisation conflictuelle, accentuant davantage les inégalités d'accès à la langue, notamment étrangères et à des filières supérieures, du coup, l'inégalité d'accès au marché du travail et au positionnement social. Ces inégalités sont les sources d'un désarroi presque généralisé d'une jeunesse majoritaire, issue de l'école publique. La fuite continuelle des jeunes compétences et les harraga sont des mouvements sociaux de contre hégémonie.