El Hadj M'Rizek, El Hadj M'Hammed El Anka, Bourahla et, avant eux, Cheikh Nador ont propulsé sa fameuse Meknassyya avec un succès séculaire. Cheikh Toulali la récite en solo dans son intégralité en style monocorde pour un public plutôt sensibilisé au melhoun dans sa pureté vocale. Au cours des années quarante, El Anka et Bourahla rencontraient assez régulièrement à Fès son descendant, Cheikh Moulay Driss el Alami, lui-même auteur de nombreux medh à la gloire du Prophète Mohammed (QSSSL). Identifiée sous le titre d'El Meknassya en Algérie, la qacida est désignée au Maroc par Dari ya dari ou Dar Sidi Qaddour el Alami. Mohamed Zerbout (1936-1983), pétri de culture chaâbie, disait de cet auteur «Qaddour el Eulmi» sans malice, convaincu que le poète tirait son patronyme d'un cercle familial d'El Eulma. Ce qui est vrai pour l'époque, c'est l'importance des échanges scientifiques et culturels entre nos pays et le nombre des étudiants issus de familles algériennes fortunées qui allaient au Maroc pour leurs études. Certains y faisaient souche. Mais c'est un fait établi que le maître naquit à Meknès dans sa maison familiale et y mourut à l'âge de 108 ans si l'on validait sa date de naissance comme étant 1742 et son décès en 1850. Qaddour el Alami était le contemporain de notre barde Mestfa Ben Brahim (1800-1867) qui s'exila à Fès durant cinq années, fuyant l'avis de recherche lancé contre lui par l'infortuné colonel Lacretelle dont la belle épouse fut séduite par le fougueux chantre des Beni Amer. Cette galante aventure d'un soir a inspiré Ya ben sidi ya khouya. Il y a peu de chance que Mesfa Ben Brahim et Qaddour el Alami se soient vus un jour. Le premier étant porté par les combats épiques, les femmes et les plaisirs de la vie, le second se consacrait à la méditation et la mystique. L'un était représentatif de la caste guerrière des Djouad, et l'autre, un sage et pieux taleb. Chef-d'œuvre dans son genre, El Meknassya est un réquisitoire magistral. Il a pour objet précisément un domicile qui lui fut ravi par subterfuge. C'est une mise en scène de deux forces antagonistes ; le bien et le mal. Qaddour el Alami fut dépossédé de cette maison natale située au centre historique du quartier de Sidi Boutib à Meknès. MEKNES, MAUVAIS SOUVENIR La version exacte des faits n'est, malheureusement, pas connue dans le détail. Mais on sait qu'au cours d'une longue absence à Marrakech, l'auteur a été trompé dans sa confiance par des gens sans scrupules. «Honte à vous, habitants de Meknès…Ma confiance dans les hommes, voilà ma ruine…Ton ami peut se transformer en ennemi redoutable… Les jours se succèdent à la saveur amère, tantôt douce ou tantôt infernale». L'auteur sombre dans la misère. Comme un sans-abri. «Comment oublier mes épreuves dans les ruelles de Meknès ? Et mes nuits dans les caves des moulins à blé ? Mes nuits à même les nattes dans les auberges ?» Après un temps d'hésitations, d'errance et de silence dicté par sa fierté personnelle, l'auteur réagit. Il veut prendre à témoin l'opinion publique locale. Mais ce sont tous les milieux littéraires maghrébins qui sont surpris par la souffrance de l'un des hommes les plus influents de son époque. L'anathème tombe sur les habitants de la ville coupable de perdre le sens de la justice. Ecrit sous la réaction d'une rage intérieure contenue, chaque mot de l'œuvre faisait mouche. Pointant par allusion les bourgeois de la ville, l'auteur se retrouve relégué dans la misère et la solitude dans sa propre cité. Il est accablé et plein d'amertume. Après avoir touché le fond, il réagit dans un sursaut de vitalité littéraire qui le soustrait à l'instinct de mort. Il écrit alors ce poème qui décrypte une mentalité envahie par l'ingratitude, l'hypocrisie, le sourire de façade et la lâcheté. Ce fond humain véreux est aussi universel que les types de caractères qui fondent l'œuvre de Molière. C'est sans doute la clé du succès maghrébin impérissable de cette qacida qui date de 270 ans sans avoir pris de rides. Et pour cause, son thème n'appartient pas au passé. Il se vit de génération en génération. Qaddour el Alami a fini par avoir raison sur l'injustice. Il a pu retourner vivre dans sa maison natale devenue un lieu de pèlerinage. En effet, c'est là qu'il repose auprès de sa sœur. Aujourd'hui encore, des hommes et des femmes reconnaissent leurs déboires dans ce texte chanté par tant d'interprètes.