Aux conflits meurtriers, succèdent catastrophes écologiques et incertitudes économiques. La guerre, avec son lot de désolations, est omniprésente… Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Yémen, Somalie. Famines, cataclysmes environnementaux, crises nucléaires… autant de tragédies où la main de l'homme joue un rôle des plus funestes. On nous avait promis un nouvel ordre mondial harmonieux, mais en lieu et place de cela, on se contentera d'un désordre planétaire avec sa litanie de drames humains provoqués par des dictateurs en tous genres, hier encore adulés et soutenus par nos démocraties, aujourd'hui nourris par les faussaires idéologues d'une realpolitik peu soucieuse du respect de la dignité, et encore moins de justice, le chaos semble savamment orchestré malgré les discours lénifiants. Les écarts Nord-Sud se creusent et la crise financière internationale assombrit encore les perspectives d'un avenir déjà incertain… Assurément, 2011 est l'un de ces moments où la crise planétaire, mondialisation oblige, provoque une remise en question profonde de nos certitudes. Certitudes quant au système qui régit le mode de vie de quelque 7 milliards d'hommes et de femmes dans le désormais «village planétaire». On en vient même à douter de la bonté intrinsèque de l'homme, ce roseau pensant, réactivant les thèses les plus pessimistes quant à sa nature. Face à ce tableau sombre, Rousseau semble un peu dépité face à un humanisme et une dignité humaine mis à mal dans un monde déboussolé, en quête de sens. L'indignation ne suffit plus quand beaucoup, impuissants, préfèrent se complaire dans la résignation face à un monde «stone», selon les termes d'une célèbre chanson. Ainsi, les plus pessimistes, face à ce «no future», assistent impuissants à la faillite d'un système, qui, au lieu de servir l'homme, l'asservit. Les progrès technologiques et les avancées médicales n'ont pas assuré le bonheur de l'homme, insatiable dans sa quête effrénée d'un bonheur inaccessible ? Récemment, le Pape déplorait aux Journées mondiales de la jeunesse que «le pouvoir, l'avoir et le plaire à peu de frais soient les critères principaux qui dirigent l'existence». On assiste à la désintégration lente, mais certaine, de la civilisation : son symptôme le plus flagrant étant le recul de la responsabilité individuelle et collective. Désintégration du tissu social par le recul des responsabilités communautaires au profit des égoïsmes et des indifférences ; désintégration par les inégalités croissantes qui sapent la cohésion sociale ; désintégration par l'intérêt exclusif apporté à l'immédiat au détriment de l'avenir, aux moyens par inconscience des fins ; désintégration par la promotion du mythe de «l'homo œconomicus» qui se résume au producteur ou consommateur, mû par son seul intérêt. Cette logique du marché, sous-tendue par une conception quantitative, et donc illimitée des désirs et de leurs satisfaction, n'est pas moins ravageuse dans la dislocation des rapports humains. Elle génère une jungle d'intérêts affrontés qui se traduisent par des violences individuelles et collectives (1). Le résultat n'est pas toujours conforme aux attentes initiales, et c'est souvent l'anarchie qui prend le relais : de ce point de vue, eu égard au contexte convulsif national et international, Marx avait en partie raison lorsqu'il affirmait que «ce que veut chaque individu se heurte à chaque autre, et ce qui s'en dégage, est quelque chose que personne n'a voulu». La conception positiviste du progrès a pour ainsi dire péché par prétention : en adoptant pour seul critère le développement scientifique et technique par lequel se mesure le pouvoir de l'homme sur la nature et les autres hommes, elle a justement relégué l'homme au second plan. Face à cette idolâtrie scientiste, on a à l'esprit la célèbre formule de Saint Augustin évoquant «1'humanité tyrannisée par 1'œuvre de ses propres mains». Les idéologues de la Renaissance avaient prétendu placer 1'homme et son épanouissement au centre de leurs préoccupations (2) sur la base de trois postu- lats : le postulat de Descartes «nous rendre maîtres et possesseurs de la nature» ; le postulat de Hobbes réduisant 1'homme à un loup pour son semblable, (3)le postulat de Marlowe, qui, dans son Faust, annonce déjà (avant Nietzsche) la mort de Dieu : «Homme, par ton cerveau puissant, deviens un dieu, le maître et le seigneur de tous les éléments.» Ce faisant, on consacrait l'atrophie de la transcendance et on sacrifiait toute forme de spiritualité sur l'autel de la Déesse-Science. Dès le XVIe siècle pourtant, Rabelais n'avait eu de cesse de ressasser que «science sans conscience n'est que ruine de l'âme». Le penseur algérien Bennabi, il y a plus d'un demi-siècle, constatait amèrement les prémisses d'un monde à la dérive : «Cette conscience qui, dès la fin du XVIIIe siècle, s'était inclinée (….), était au début du XXe siècle définitivement submergée par une véritable inondation scientifique qui déposait dans la psychologie européenne le limon dans lequel la plante robuste de l'esprit cartésien proliféra jusqu'à se changer parfois en un cartésianisme dangereux. Le ‘‘moi'' européen, grisé par les forces nouvelles qu'il avait libérées, se laissait fasciner par son propre génie. Mais il avait en fait joué le rôle de l'apprenti sorcier. La machine qu'il avait créée mais qu'il ne savait plus dominer allait bientôt le diriger de son cerveau mécanique, l'avaler dans ses entrailles de fer. La réalité devenait chiffrable, et le bonheur mesurable en quantité de calories et d'hormones : c'était l'ère de la quantité et du ‘‘quantitatisme'' dans les consciences. C'était aussi l'ère du relativisme moral (. . .) On n'avait plus le sens de ‘‘l'absolu'' ‘‘le mot lui-même était devenu équivoque, mot mort qui ne signifiait plus rien parce que le XXe siècle, positiviste comme un cerveau de machine, ne comprenait plus ce qui dépassait les perspectives relatives de la matière. Le sens de l'absolu était mort de la façon dont mourut le concept de justice (. . .)'' » (4) Plus tard, ces visions du «progrès» trouveront un écho favorable avec Condorcet au XVIIIe siècle puis Auguste Comte et sa «Loi des Trois Etats». Même nos conceptions quantitatives de «croissance» et de «développement» en sont de lointaines héritières. Et l'homme dans tout cela ? On rétorquera qu'aujourd'hui on parle de «démondialisation», d' «Indice de développement humain», de développement durable… Nous sommes invités, à juste titre, à nous indigner, à nous engager… (5) Il devient plus que jamais nécessaire de raviver cette sagesse universelle séculière : «( … ) Accoupler la science et la conscience, l'éthique et la technique, la physique et la métaphysique, afin de réaliser un monde selon la loi de ses causes et l'impératif de ses fins » (6) De facto, il devient impérieux de penser à d'autres systèmes de production, de consommation, de redonner ses lettres de noblesse à la politique transformée en simple technique de pouvoir, d'appréhender avec lucidité la crise de gouvernance de nos sociétés, d'organiser des réseaux de résistance au non-sens, faire converger les efforts de tous ceux qui souhaitent être acteurs de leur vie et non plus spectateurs du désespoir. Il est urgent de jeter les bases d'une réflexion sur les moyens et les fins, sur le sens que l'on doit donner à la civilisation, sur la définition du bonheur de l'homme. Cette réflexion ne peut faire l'économie d'une profonde introspection sur notre modèle de société, notre mode de vie, la promotion d'un humanisme soucieux d'équité et de paix, de fraternité entre les hommes et les nations, d'un vivre ensemble harmonieux, la fédération d'espérances pour un monde meilleur… Et Dieu dans cette affaire ? Car précisément, dire Dieu, c'est poser la question fondamentale du pourquoi et donc celle des finalités ? A Madrid, Benoît XVI demandait récemment aux pèlerins de «ne pas se laisser intimider par un environnement qui prétend exclure Dieu». Cette parole de sagesse souligne la crise de foi d'une humanité dans le désarroi et tout croyant ne peut que l'endosser. (7) Il s'agit, avec toutes les bonnes volontés, d'imaginer une post-modernité qui met Dieu et donc l'homme en son centre. Certes, le changement ne pourra s'opérer par une prédication moralisante mais par une progressive réforme de notre manière d'être, de notre mode de vie et par notre (r)éveil, en privilégiant l'être au paraître. L'avenir n'est pas ce qui sera mais ce que nous en ferons. Brecht l'avait affirmé haut : «Si tu te bats, tu peux perdre, mais si tu ne te bats pas, tu as déjà perdu!». Il s'agit en somme de proposer l'alternative d'une conversion à l'humain, à contre-courant de l'individualisme du «chacun pour soi» et contribuer à l'émergence d'une «conscientisation collective» qui postule que chacun est personnellement responsable du destin collectif. Appeler de ses vœux la rupture avec un système asservissant au bord de l'implosion, c'est peut-être peu, mais en même temps déjà beaucoup. Le corollaire de la liberté est la responsabilité. Ces dernières trouvent tout leur sens dans le Saint Coran : «En vérité. Dieu ne modifie point l'état d'un peuple tant que les individus qui le composent ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes.» (S13- V 11) Et si tout simplement, l'humanité, sclérosée, ne digérait plus cette «recette civilisationnelle» aux allures anxiogènes et à la saveur indigeste… ? Et si cette dernière amorçait ainsi sa propre crise de foi salutaire ?
Notes de renvoi : 1) On sait depuis longtemps que les guerres, par exemple, sont aussi un moyen de relancer l'économie. 2) On se souvient de la formule de Diderot : «L'homme est le terme unique duquel il faut partir et auquel il faut tout ramener». 3) «Man is a wolf for man». 4) Malek Bennabi, Vocation de l'Islam, Editions du Seuil, 1954, pp.114-115 5) Stéphane Hessel, Indignez-vous J, Indigène Editions. 2010 et Engagez-vous !, Editions de l'Aube, 2011 6) Malek Bennabi, Vocation de l'Islam, Editions du Seuil, 1954, p.153 7) Dans un célèbre hadith du Prophète, le croyant est invité à s'emparer de la sagesse qualifiée «d'ombrelle». Celle-ci est pour ainsi dire «bonne à prendre» quelle qu'en soit son origine.