Jamais l'ambiance sociale à Noël, fêté ce mardi 25 décembre, n'aura été aussi explosive. Le mouvement des«gilets jaunes» ne s'est pas vraiment interrompu depuis le 17 novembre, malgré les promesses d'un grand débat du président Macron. Qu'est-ce que cette contestation inédite révèle sur l'état de la France, particulièrement sur la déshérence des services publics ? Quelles seront ses incidences politiques ? Eclairage d'Olivier Masclet. – Du point de vue social, les difficultés grandissantes des classes populaires ne sont pas une nouveauté. Pourquoi ce mouvement social d'ampleur est-il intervenu en cette fin d'année 2018 ? Depuis la deuxième moitié des années 1980, les sociologues montrent une reprise des inégalités économiques. Je dis «reprise« car ces inégalités étaient plus contenues durant la période précédente, celle de la grande croissance des années 1950-70. La revalorisation importante du salaire minimum en 1968, les hausses régulières des salaires qui ont suivi, ont alors permis de resserrer les écarts entre les travailleurs du bas de l'échelle et les catégories moyennes et supérieures. Depuis ces trente dernières années, les inégalités se sont de nouveau amplifiées. Aujourd'hui, un salaire ouvrier ne suffit plus à faire vivre une famille. – Comment expliquer que la protestation ne se fasse entendre que maintenant ? Il y a d'abord un contexte, celui des réformes fiscales menées par le gouvernement Macron/Philippe. Ces réformes, comme souvent dans l'histoire de France, ont mis le feu aux poudres. Elles ont été perçues comme très injustes. Et pour cause. D'un côté le gouvernement supprime l'impôt sur les grandes fortunes, de l'autre, il augmente les taxes sur les carburants. Pour des millions de gens pour qui la voiture est indispensable, cette hausse a été l'injustice de trop. – La France est-elle devenue un pays de pauvres ? Non, évidemment. Quand on regarde la richesse produite, la France se classe toujours parmi les pays les plus riches. Bien sûr, ce classement est discuté et discutable. La dette pèse lourd dans la détermination de la place occupée par les différents pays. La France est endettée, comme beaucoup d'autres Etats, mais elle trouve encore la possibilité d'emprunter à des taux acceptables. C'est aussi un autre signe de sa richesse : on le sait, «on ne prête qu'aux riches». La France n'est pas un pays de pauvres. Elle est au contraire un pays de riches : les riches y sont plus riches que partout ailleurs en Europe, sauf en Norvège. Cela, la dernière étude d'Eurostat le montre très bien. Ce faisant, cette étude dit aussi à quel point l'idée selon laquelle «les riches« chercheraient à fuir la France parce qu'ils y seraient mal traités est fausse. La suppression de l'ISF le démontre. En revanche, il y a en France un large ensemble de populations qui vit très difficilement : ouvriers, employés, chômeurs, précaires doivent se débrouiller avec des revenus bas, et pour beaucoup d'entre eux, inférieurs au taux de pauvreté. La France compte entre 5 et 8 millions de pauvres, selon la définition retenue, c'est-à-dire des personnes ayant un niveau de vie entre 800 et 1000 euros par mois. Vu d'ailleurs, cela peut représenter des sommes importantes. En réalité, c'est très peu. Les loyers sont chers, la vie est chère. Avec mille euros, impossible de s'en sortir. Une association comme les Restos du cœur, fondée en 1985 par Coluche, avait vocation à aider les pauvres durant l'hiver. Aujourd'hui, elle distribue des repas toute l'année. La pauvreté n'a plus de saison creuse. – Depuis l'étranger justement la focale a tendance au grossissement. Est-ce le peuple qui est descendu dans la rue ou seulement celui de la périphérie rurale, le mot «province» étant même revenu dans les médias télévisuels ? La mobilisation a pris trois formes différentes. La première, c'est l'occupation des sites. La deuxième forme est la participation à distance. Beaucoup de Français ont soutenu ce mouvement de protestation, surtout au début, quand il s'agissait de réclamer la suppression de la taxe sur les carburants. Ils le disaient aux sondeurs qui les interrogeaient, en klaxonnant à l'approche des ronds-points, en rendant visible dans leur voiture leur gilet jaune de sécurité, en interpelant leur maire et leur député. Enfin la troisième forme est la manifestation de rue. Plusieurs samedis, les «gilets jaunes» ont remonté les Champs- Elysées, et cela a donné lieu à des heurts assez violents avec les forces de l'ordre. Trois formes de participation donc, qui n'engagent pas les mêmes individus et groupes sociaux. Sur les ronds-points, il y a la France d'en bas, celle des travailleurs du bas de l'échelle. La mobilisation a été importante dans les petites villes et les zones rurales, précisément là où les transports en commun n'existent pas ou pas assez. La voiture est indispensable pour se rendre au travail, faire les courses, aller chez le médecin, amener les enfants à leurs activités extra-scolaires… C'est aussi hors des grandes agglomérations que vit la majeure partie des ouvriers et des employés. Pas étonnant dès lors que les «gilets jaunes» soient souvent des provinciaux. La mobilisation à distance était plus large sociologiquement. Quant aux manifestations, si elles ont réuni cette France rurale et des petites villes, elles se caractérisent aussi et surtout par la présence de noyaux militants. Les groupes de l'extrême gauche et de l'extrême droite se sont livrés à ce qu'ils affectionnent le plus : la violence. – Ce mouvement social de la fin 2018 est-il aussi un mouvement médiatique ? Autrement dit qu'est-ce que le mouvement a révélé sur ce que certains nomment une «fracture de confiance» avec les médias ? Comme dans tout mouvement social, la médiatisation est un facteur important de mobilisation. La chaîne de télévision BFM a sans doute permis, au début, d'étendre le mouvement. Elle le soutenait et le relayait heure après heure. En même temps, ce soutien est ambivalent. Les médias exploitent aussi les débordements et mettent en scène sur un mode assez misérabiliste les «petites gens». Tout simplement parce que cela leur assure de l'audimat. Ils créent, chez les personnes physiquement mobilisées, à la fois beaucoup d'attentes et beaucoup de rancœurs. Cela explique que les journalistes aient pu être la cible de certains «Gilets jaunes«. – On parle aussi de rupture culturelle. Qu'en pensez-vous ? Oui, il y a rupture entre les décideurs et la France du plus grand nombre. Pendant des années, on a incité les Français à s'équiper de voitures diesel et à prendre leur voiture tous les jours. Les gouvernements ont délaissé le train, en particulier pour les liaisons de province à province et pour le transport de marchandises. De même, ils ont favorisé la construction de lotissements à la périphérie des villes. Les maisons ont grignoté le paysage, et leurs habitants se retrouvent isolés des infrastructures scolaires, commerciales, etc. Ils n'ont pas d'autre choix que de prendre leur voiture. Et tout d'un coup, on dit à cette France-là qu'elle pollue et qu'il lui faut vivre comme les cadres parisiens. Les catégories populaires sont, comme tout le monde, sensibles aux questions d'écologie. Ce ne sont pas elles qui prennent l'avion plusieurs fois par semaine… Mais en les sommant de rouler moins ou avec des voitures propres, on les place en position d'accusées principales. Elle est là la rupture culturelle : les dominants font peser sur les dominés la cause de la crise écologique. – En faisant un peu de prospective, sur quoi ce mouvement pourrait-il déboucher en termes de refonte politique ? Qui en sortira gagnant ? En tant que sociologue, je suis bien incapable de prédire quel sera l'avenir. Si on regarde l'histoire, on voit que les mouvements populaires ont presque tout le temps été suivis par des poussées réactionnaires. La question est de savoir si les soutiens aux «Gilets jaunes« vont continuer à se manifester. Tant qu'ils se battaient pour annuler la hausse du gas-oil, ils bénéficiaient d'une forte solidarité. Mais maintenant qu'ils se battent pour une amélioration de leur propre condition, en réclamant une hausse de leur niveau de vie, on peut craindre qu'une partie des Français prennent leurs distances avec eux. D'autant plus que c'est par l'impôt que la hausse promise du smic va se faire. Le gouvernement n'a jamais inclus les entreprises dans le projet de revalorisation des bas salaires. On peut craindre qu'une partie des Français des catégories moyennes, qui auront à supporter les mesures prises dans l'urgence par Macron/Philippe, jugent qu'on en fait trop pour «les pauvres». La poussée réactionnaire peut venir de là. On peut craindre aussi que les «gilets jaunes» ne prennent pas suffisamment acte de ce qui a été gagné grâce à leur mouvement. Aucun mouvement social depuis ces trente dernières années n'a gagné autant en si peu de temps ! Les inégalités sont néanmoins si grandes qu'elles poussent à la radicalisation. On peut craindre qu'une partie des «gilets jaunes» poursuivent leur protestation à travers les urnes. L'extrême droite est évidemment prête à les accueillir. Marine Le Pen tient, à travers ce mouvement, sa revanche contre Macron qui l'a humiliée lors du débat des présidentielles de 2017. Depuis les années 90, une grande partie des ouvriers et des employés votent pour l'extrême droite. Mais une partie encore plus importante ne vote plus. La question est de savoir ce que vont faire ces abstentionnistes : continuer à délaisser les urnes ou enfourcher les mots d'ordre démagogiques de l'extrême droite. – Emmanuel Macron, en véritable ovni, avait dynamité le jeu politique en pulvérisant les clivages habituels. Un mouvement inédit comme celui des «gilets jaunes» est-il la conséquence directe de la nouvelle donne que Macron appelle le «nouveau monde» qui se serait retourné contre lui ? Je ne pense pas que Macron ait, comme vous le dites, «pulvérisé les clivages habituels». Son programme était un programme de centre droit: progressiste sur les questions de société et libéral sur le plan économique. Sa victoire, il la tient surtout de l'incapacité de François Hollande à s'adresser aux catégories populaires et moyennes. La victoire de Macron signe surtout la défaite sur le plan des idées et des leaders du Parti socialiste. Il faut aussi se souvenir des casseroles de François Fillon, le candidat de l'UMP, soupçonné de faire profiter sa femme et ses enfants des ressources de sa fonction. Bref, en 2017, Macron avait le champ libre. Sa victoire était attendue. Mais ce ne fut pas une victoire écrasante, loin de là. En 2017, l'abstention fut plus forte qu'à toutes les autres élections présidentielles (à l'exception de 1969). Le vote blanc a aussi été très important. Au total, 34% des inscrits se sont abstenus ou ont voté blanc. Emmanuel Macron a été élu par 43 % des électeurs inscrits. Ce qui est très peu, surtout si l'on rappelle qu'une grande partie des électeurs a voté pour lui, non pour soutenir son programme, mais pour faire barrage à l'extrême droite. Les questions jamais abordées durant la campagne, celles des salaires, des fins de mois difficiles, de la disparition des services publics dans les territoires ruraux, des conditions de travail dégradées, ont été reposées par les «gilets jaunes». – En 2019, le mouvement social va-t-il interférer sur les résultats des urnes pour les européennes ? Difficile de dire l'avenir. Les élections européennes sont celles où les Français votent le moins. L'Europe, c'est loin et beaucoup d'entre eux sont en désaccord avec les politiques menées par l'UE. En même temps, les responsables politiques ont rendu la question de l'Europe tellement opaque, ils ont tant technocratisé cette question que les électeurs n'osent rien dire. Beaucoup se sentent politiquement illégitimes et trop ignorants pour faire part de leur avis. Du coup, ils s'abstiennent. Est-ce que les «gilets jaunes» sauront pousser aux urnes ces abstentionnistes ? Et pour voter quoi ? Attendons le scrutin dans quelques mois. – BIO EXPRESS Olivier Masclet, sociologue, est maître de conférences à l'université Paris Descartes et chercheur au Centre de recherche sur les liens sociaux. Ses recherches portent principalement sur les univers de vie des ouvriers et des employés dans la société française d'aujourd'hui, les pratiques culturelles et de loisirs des classes populaires, les processus de racialisation des divisions sociales. Il a récemment publié L'invité permanent, la réception de la télévision dans les familles populaires (Armand Colin, 2018) et Sociologie de la diversité et des discriminations (Armand Colin).