Août 1959, « le bled » ne connaît aucune trêve estivale. Le pays tout entier est ravagé par des opérations d'envergure jamais égalées jusque-là. Le brasier qui consume l'Algérie porte le nom de Maurice Challe. Le général président Charles de Gaulle, revenu aux affaires en mai 1958 par un coup d'Etat militaire, savamment relooké par la presse et le Parlement, en retour messianique, l'avait désigné le 12 décembre 1958 comme commandant en chef des forces armées, avec pour mission de dynamiser les opérations militaires pour « parvenir à une maîtrise certaine du terrain ». Parce que, pensait-il, « rien n'eut été pire que quelque incident fâcheux où nous aurions eu le dessous ». Tous les moyens financiers et matériels qui avaient été refusés à ses devanciers par les gouvernements précédents seront mis à la disposition de ce général issu de l'aviation qui, grognonnaient ses détracteurs, n'entendait rien aux problèmes de la guerre de guérilla que même Raoul Salan son prédécesseur débarqué, présenté comme génial par les laudateurs de la grande muette, n'avait pas résolus. Les politiques qui avaient sanglé aux guêtres des militaires, tous leurs espoirs de maintenir française l'Algérie, vont lui mettre la pression pour l'obtention de succès immédiats. Michel Debré, alors Premier ministre, en visite dans la colonie, au début de l'année 1959, exigeait même du nouveau patron du corps expéditionnaire lequel dépassait désormais et de loin le demi-million d'hommes, qu'il annonce les premiers résultats au début du printemps et la publication d'un « bulletin de victoire au mois de juillet », car, estimait-il « la guerre commençait à excéder les Français ». Le 7 février 1957, Challe lançait son plan avec l'opération « Couronne » à l'ouest d'Alger dans les régions allant de Saïda à l'ouest de l'Ouarsenis (Wilayas V et IV), la première d'une série qui déroulera la dévastation d'Ouest en Est comme un rouleau compresseur. Les unités combattantes de l'ALN seront poussées dans des conditions extrêmes.Un des lieutenants du colonel Mohand Ouel Hadj de la Wilaya III, laquelle en juillet subissait l'opération « Jumelles » raconte : « On ne pouvait plus bouger… On ne mangeait plus. J'étais si faible que je ne pouvais même pas porter ma mitraillette. L'installation des postes militaires, la multiplication des agents de renseignement et des villages d'autodéfense rendaient la vie, voire la survie impossible… » Les groupes d'autodéfense étaient nés de la systématisation de la responsabilité collective, chère aux colonisateurs qui l'avaient appliquée tout au long de la conquête au XIXe siècle. Une pression asphyxiante s'exerçait en permanence sur ce qui restait des villages, après la politique d'extension des camps de concentration qui regroupaient plus de 2 millions et demi d'âmes. Mais avec un remarquable sens de l'adaptation, les katibas de l'ALN, quoique durement affectées par les conditions épouvantables créées par l'extraordinaire débauche d'hommes et de moyens engagés dans ce que la presse coloniale s'obstinait à appeler, et ce, depuis 1955, « le dernier quart d'heure », vont résister avec une rare résilience. Juillet passe. Au grand dam du Premier ministre, Michel Debré, le chef des forces armées qui avait résolu « de ne laisser au FLN ni le djebel ni la nuit », malgré des succès militaires certains sur le terrain, sera dans l'incapacité de présenter « le bulletin de victoire » attendu, espéré et ambitionné. C'est la période que choisit le président de Gaulle pour aller en tournée « des popotes » et prendre le pouls des soldats qui, malgré des succès avérés, n'ont pas réduit la farouche détermination d'une armée de libération à poursuivre sa lutte jusqu'à la satisfaction de son objectif.L'armée coloniale persistait à chercher l'adhésion des populations dont elle détruisait quotidiennement les villages, brûlait les forêts, empêchait les labours, interdisait semailles et récoltes. Des populations pilonnées, jour et nuit, par l'artillerie et l'aviation, soumises aux brimades, à la loi de la jungle, à la faim, à la soif, aux conditions d'hygiène incroyables, des populations qui refusaient d'être ravalées jusqu'à l'indignité animale. Aussi incroyable que cela puisse paraître c'est ça le colonialisme. C'est faire de l'homme privé de tout, une bête rampante ! D'un autre côté, « la paix des braves » grotesque hameçon, lancée pompeusement à la télévision par de Gaulle en personne, le 23 octobre 1958, en direction des maquis de l'ALN pour les couper de leur direction à l'extérieur, n'avait donné aucun résultat, pas plus du reste que la politique dite des « contacts locaux » avancée, comme un énième appât, pour favoriser une paix séparée ou éventuellement l'émergence d'une troisième force indépendante du FLN et du GPRA. De Gaulle en visite en Algérie se trouve le 30 août 1959 dans le QG du général Challe qui conduit l'opération « Jumelles ». Rien ne transparaît de ses sentiments ou de ses impressions du moins rien qui ne soit rapporté par les journalistes ou relevé par les historiens. On notera néanmoins ce témoignage d'un certain Mahdi Belhadad, décrit et cité par l'historien anglais Alistair Horn, dans son Histoire de la Guerre d'Algérie comme un « ancien combattant qui avait perdu un bras au mont Cassino et… sous-préfet d'une petite ville de la lisière des Aurès » qui rapporte que de Gaulle lui a demandé son opinion sur un exposé qui a été présenté par un militaire. Le fonctionnaire en question, le seul d'origine indigène à l'époque, rapporte que le général président, lui aurait confié : « Oui il faut arrêter les combats. Il faut la paix, cela est indispensable. Les populations sont trop malheureuses, il faut ramener la paix. Après, les Algériens décideront de leur sort. » Le même auteur rapporte, en outre, qu'au général Faure qui lui avait suggéré de se déclarer ouvertement en faveur de l'Algérie française afin de « faciliter gravement » les opérations militaires, de Gaulle se serait exclamé : « Ah, écoutez Faure j'en ai assez ! » Les historiens s'accordent pour dire que « ce prince de l'équivoque », comme on le désigne souvent, va développer devant tout le gotha militaire en Algérie un discours ou l'ambiguïté le disputait aux ambages, l'évasif au nébuleux. Un « oui mais » qui en fait préparait à ce qu'il allait annoncer le 16 septembre soit un peu plus de deux semaines après sa tournée des popotes qui s'avérera pleine d'enseignements. Le mérite du général, par rapport à tous les responsables français qui, avant lui, ont abordé la question de la décolonisation de l'Algérie, n'est pas d'avoir aimé les Algériens jusqu'à leur épargner davantage les affres d'une des guerres parmi les plus terribles du XXe siècle. Ce démiurge, ainsi présenté par ses compatriotes puisqu'il est à l'origine du sauvetage de son pays face au péril nazi, l'homme qui a rendu à la France son honneur foulé au pied par les armées allemandes en 1940, ne s'est pas réveillé un matin, comme on veut le faire croire aujourd'hui, avec pour B.A. de scout à accomplir : rendre l'Algérie aux Algériens, comme une donation généreuse. Le seul mérite de cet homme est d'avoir fini par comprendre, parce que contraint par la réalité, la vérité sur le terrain, que la solution militaire ne pouvait pas être une réponse à l'histoire. Nous ne pouvons pas oublier que l'homme qui nous « a compris à Alger » le 4 juin 1958 est le même qui, deux jours après, a proclamé le 6 juin « Vive l'Algérie française » à Mostaganem. Certains veulent faire admettre qu'il ne pensait pas un mot de cette profession de foi, si chère aux ultras du comité de salut public qui l'ont porté au pouvoir lors de la kermesse du 13 mai 1958, et qu'il avait été, tout benoîtement, « emporté par l'élan d'enthousiasme qui s'était manifesté sur son passage dans cette ville ». C'est curieusement à quelques détails près, la même nigauderie qui sera servie par ses proches au gouvernement canadien furieux après son tonitruant « Vive le Québec libre » le 24 juillet 1967 à Montréal. « Vive l'Algérie française » n'était pas un propos d'estrade, mais un manifeste auquel il croyait fermement. Un credo qu'il partageait avec la majorité des populations européennes d'Algérie jusqu'à ce que la réalité du fait national algérien le rattrape. Le 16 septembre, la presse se fait l'écho d'une intervention du chef de l'Etat au journal télévisé de 20 heures. Comme bien entendu, tout le monde attend la performance de ce showman qui transformait le JT en spectacle. Ses prestations étaient courues même par ceux que la chose politique ne concernait pas forcément. En orateur avisé, il fait habilement monter son intervention comme une mayonnaise. Le discours est parfaitement structuré. Il l'entame par vue panoramique de la France dont il relève l'évolution du redressement. « L'unité nationale est ressoudée. La République dispose d'institutions solides et stables. L'équilibre des finances, des échanges, de la monnaie, est fortement établi. » Seul point noir : l'Algérie qui, dit-il, est « un problème difficile et sanglant qui reste posé… Il nous faut le résoudre », s'exclame-t-il. Suit une couche de pommade aux institutions et à l'armée en Algérie qui, souligne-t-il complaisamment, accomplissent un travail remarquable. Il place le décor, s'y installe comme metteur en scène et acteur principal, puis avec toute la solennité requise, juste, congrue, il énonce : « Grâce au progrès de la pacification, au progrès démocratique, au progrès social, on peut maintenant envisager le jour où les hommes et les femmes qui habitent l'Algérie seront en mesure de décider de leur destin, une fois pour toutes, librement, en connaissance de cause. Compte tenu de toutes les données, algériennes, nationales et internationales, je considère comme nécessaire que ce recours à l'autodétermination soit, dès aujourd'hui, proclamé. Naturellement, la question sera posée aux Algériens en tant qu'individus. Au nom de la France et de la République, en vertu du pouvoir que m'attribue la Constitution de consulter les citoyens, pourvu que Dieu me prête vie et que le peuple m'écoute, je m'engage à demander, d'une part aux Algériens, dans leurs douze départements, ce qu'ils veulent être en définitive et, d'autre part, à tous les Français d'entériner ce que sera ce choix. » Le maître mot est lâché : autodétermination ! Le mot que l'opinion tant algérienne qu'internationale attendait depuis des lustres pour les premiers et le début du drame en 1954 pour les autres. Côté tenants de l'ordre colonial, c'est bien entendu la stupeur. « Trahison ! », hurle-t-on, avant même que l'orateur dans son tube cathodique en noir et blanc n'ait finit son discours. Il ajoutera, cependant, en guise de coup de pied de l'âne : « Naturellement, la question sera posée aux Algériens en tant qu'individus. Car, depuis que le monde est le monde, il n'y a jamais eu d'unité, ni à plus forte raison de souveraineté algérienne. Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes syriens, Arabes de Cordoue, Turcs, Français, ont tour à tour pénétré le pays, sans qu'il y ait eu à aucun moment, sous aucune forme, un Etat algérien. » Méconnaissance de l'histoire de ce pays ? Culture de soldat ? Pas si sûr. Mais volonté délibérée d'aller à la recherche d'une troisième force pour l'opposer au FLN qui lui a tenu tête tant sur le plan politique que militaire. La guerre durera avec autant d'intensité et carte blanche à l'armée, trois longues années après l'annonce du 16 septembre 1959. Le 28 septembre, le FLN, par la voix de Ferhat Abbas, Premier président du Gouvernement provisoire de la République Algérienne (GPRA), prenait acte de la proposition française « comme un pas dans la bonne direction » et annonçait que « sous certaines conditions, il était prêt à entreprendre des conversations préliminaires ». [email protected] Sources : Alistair Horn. Histoire de la guerre d'Algérie. Albin Michel. Paris 1980. Hartmut Elsenhans. La guerre d'Algérie 1954-1952. Publisud. 1999 Rédha Malek. L'Algérie à Evian. Ed. Dahlab. Alger 1995. Yves Courrière. La Guerre d'Algérie. L'heure des colonels. Casbah Ed. 2005.