Culture et efficacité La culture ne doit pas être amalgamée avec la science. Les meilleures écoles et les plus iIlustres universités ne dotent pas en efficacité leurs diplômés. Il arrive que des spécialistes bardés de diplômes délivrés des meilleures écoles et universités occidentales sont nommés à des postes de responsabilité. Une fois sur le terrain, leur expertise et leur savoir s'avèrent peu utiles et les résultats mitigés. L'ambiance l'emporte sur la science. C'est pourquoi Bennabi a adopté la célèbre boutade d'Edouard Herriot devenue une définition à succès de la culture : « La culture c'est ce qui reste lorsqu'on a tout oublié ». Pour étayer son idée, Bennabi Iivre des observations sur les comportements différents des membres d'une même société ou de sociétés différentes. Il donne l'exemple de deux médecins de deux cultures différentes. Le Dr Abulkheïr, leJuif, et son condisciple à l'étude, le Dr Benjelloun, homme politique algérien connu durant la période d'entre les deux guerres mondiales. Ce dernier était plus brillant à l'étude. A l'analyse, néanmoins, il a relevé que le premier a servi efficacement sa communauté israélite au moment du débarquement allié en Algérie, en 1942, à un moment où son confrère algérien se dépensait dans des vétilles sur les thèmes de revendications et de droits et s'est distingué par ses condamnations dans la presse. Ses actions et ses déploiements verbaux sont restés vains. Première leçon d'importance, l'efficacité n'est pas un produit de la science. Elle est toujours une émanation de la culture. Une autre conclusion : l'efficacité ne se décrète ni ne se décide d'autorité. La culture justifie, en ce sens, le coefficient multiplicateur ou réducteur de l'efficacité qui explique, par voie de conséquence, l'état de sous-développement des sociétés du Sud. Pour Bennabi, l'efficacité est une qualité de l'homme civilisé. 4- La création de la culture Dans la pensée de Bennabi, un étroit processus d'enchaînement logique entre les trois sphères interdépendantes que sont les idées, la culture et la civilisation est magistralement échafaudé. Pour Bennabi, la situation dans le monde arabe et islamique est une situation d'urgence. On comprend ainsi, que pour lui un exercice intellectuel, une définition abstraite ou un apport théorique comptent peu. « Notre approche de la culture doit être différente de celle des autres. Je parle des Occidentaux chez qui les théories de la culture ont foisonné. Nous vivons des problèmes qui sont totalement différents des problèmes des autres, en conséquence nos concepts de la culture et de la civilisation ne sauraient être les mêmes ». La différence est fondamentale pour une raison simple : le chercheur occidental décrit une réalité sociale concrète et omniprésente. L'édifice est en place devant lui, il le constate et le présente. Le chercheur dans l'espace arabo-musulman doit aborder la culture comme une réalité sociale qui n'existe pas encore. Dans cette perception propre à Bennabi apparaît ainsi un autre élément d'analyse. Si elle existe dans une société, la culture doit être créée dans une autre qui en est dépourvue. Par ailleurs, la réflexion ne peut partir des mêmes points ni conclure aux mêmes résultats. « C'est pourquoi », écrit-il, « nous devons étudier nos problèmes nous-mêmes. J'ai vécu personnellement et je vis ces problèmes, ma définition de la civilisation ne saurait être en conséquence celle de Toynbee. De même que mon concept de la culture ne saurait être le même que celui de Claude Lévi-Strauss. Nous vivons des problèmes qui ne sont que des thèmes de réflexion chez les autres ». Si cette différence est de taille et si elle met en évidence la ligne de démarcation qu'elle signe entre deux approches, conséquentes de deux situations différentes, elle permet surtout de dissiper des ambiguïtés et de démasquer des entreprises suspectes menées sous la bannière du vocable qui comporte le plus dangereux des concepts. « Les mots doivent garder leurs vertus », souligne ailleurs, Bennabi, en particulier le mot culture qui ne doit pas signifier n'importe quoi. Bennabi rejoint ici Malraux lorsqu'il affirme que « la culture ne s'hérite pas, elle se conquiert » (Philippe Benetton : histoire des mots culture et civilisation). 5- Faire ou acheter, être plus et avoir plus « Qu'est-ce que la Culture ? » La question est posée cette fois par Bennabi lui-même. La question rappelle immédiatement tous les problèmes du monde arabo-musulman. A travers la culture, il s'agit donc de régler le problème de l'homme dans ses gestes, son œuvre quotidienne, ses réactions et, pour tout dire, son comportement. La culture intervient non seulement comme le substrat mais aussi comme le régulateur de la démarche de l'homme. Elle définit son cycle, sous-tend son équation personnelle ou l'équation sociale, plus générale. Dans « Le Musulman dans le monde de l'économie », paru en 1972, Malek Bennabi appelle à un changement de l'équation sociale de l'individu dans la société musulmane d'une façon méthodique en prenant exemple des expériences chinoise et japonaise réussies. Ce changement est réclamé par l'actuelle situation du monde arabo-musulman où Bennabi en appelle à un changement proportionnel à la crise. Devant le dilemme « faire ou acheter », la Chine de Mao a choisi de faire. Est-ce donc vers cette expérience qu'il fallait regarder ? L'exhortation n'est pas explicite dans l'œuvre de Bennabi mais elle est parfaitement déductible à travers l'admiration qu'il lui avait vouée à l'expérience. Dans sa révolution culturelle, Mao a visé « la transformation de la physionomie morale de toute la société, en touchant l'homme dans ce qu'il a de plus profond », les musulmans dont le Coran avertit pourtant que « Dieu ne change en rien l'état d'un peuple avant qu'il n'ait auparavant changé l'état de son âme », se sont montrés incapables de traduire ce principe décisif de l'histoire dans leur réalité. N'est-ce pas à dar el Arkam, lieu où les premiers fidèles tenaient clandestinement leurs réunions autour du Prophète Mohamed (QSSL) que « la personnalité de base » du musulman bâtisseur s'est forgée pour illustrer la parfaite incarnation de l'homme musulman qui annonça, jadis, la majestueuse civilisation islamique en réussissant son passage de l'apathie jahilite vers une dynamique nouvelle. Dotés de fabuleuses richesses, certains pays musulmans n'ont pas réussi pourtant à hisser leurs peuples à un rang plus appréciable et d'améliorer leurs conditions. « Il ne suffit pas d'avoir plus, il faut être plus », disait à juste titre, René Maheu. 6- Deux cycles deux résultats En octobre 1949, le cycle en Chine n'a pas marqué un temps d'arrêt. La date a signé le début de la grandiose œuvre de l'édification de la nouvelle Chine. On discourra sur le chemin emprunté pour arriver aux prodigieux « bonds en avant », puis au « miracle économique » chinois. On pérorera sur les sacrifices qui furent consentis. Il n'empêche, les résultats obtenus justifient toutes les peines endurées. Il suffit de comparer le Chinois de Renan ou des cerveaux de « la guerre de l'opium » du XIXe siècle, le Chinois qui faisait la risée des Occidentaux et provoquait leur mépris au Chinois actuel qui inspire crainte et respect, à la fois, pour mesurer le prodigieux développement enregistré. Le processus, chez d'autres peuples, a emprunté d'autres voies. Les plus dangereuses restent celles centrées autour de la culture des droits. Là où elles sévissent, le cycle est dominé par les revendications des « droits », perçus comme des proies à arracher et non comme des corollaires de devoirs à accomplir. Et pour tout dire, dans toute cette histoire de culture, la caricature a pris le dessus et, dans son affligeante dérive, le terme est devenu une simple rubrique de divertissements et de diversions, un fourre-tout. Quant à Bennabi, les spécialistes auront un jour à se prononcer sur sa contribution au grand « problème de la culture » et sur la place qu'il convient de lui conférer au sein des grandes théories de la culture.