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Les deux Allemagnes face à la guerre d'Algérie
Publié dans El Watan le 25 - 03 - 2012


Par Jean-Paul Cahn *
Au début du soulèvement armé ni l'une ni l'autre des deux Allemagnes n'étaient encore souveraines, précise le professeur Cahn. Elles ne le devinrent qu'en 1955. Du fait de la Guerre froide, la RFA avait des relations diplomatiques avec Paris, la RDA n'en avait pas. Celle-ci n'avait donc pas à ménager la France, tandis que Bonn se trouva exposée à d'importantes pressions de Paris. Chacune des deux Allemagnes voulait empêcher l'autre de devenir le partenaire d'une Algérie indépendante. Alors que la RDA voyait dans la guerre algérienne une nouvelle étape de la décolonisation – et donc de la libération des peuples opprimés – la RFA ne mit d'abord pas en doute la thèse «l'Algérie c'est la France», mais Bonn commença à douter dès 1955 de la capacité de la France de régler le problème algérien par les armes. Cela suscita à Bonn une double inquiétude diplomatique : les fortes pressions françaises pour obtenir un soutien allemand inconditionnel mirent bientôt Bonn dans l'embarras car les capitales arabes, qui soutenaient le FLN, menaçaient de reconnaître Berlin-Est.
D'autre part, d'un point de vue géostratégique, Bonn craignait que si l'URSS s'établissait en Afrique du Nord à la faveur de l'indépendance algérienne, l'Europe soit prise en tenailles par la menace soviétique. Les premiers militants algériens arrivèrent en RFA en 1957. Il s'agissait de membres de la Fédération de France du FLN que le maillage policier empêchait d'agir dans l'Hexagone. Au début des années 1958, la RDA avait invité étudiants et ouvriers algériens à s'installer chez elle pour «échapper aux griffes du capitalisme». Avant même la création du GPRA au Caire, en septembre 1958, le FLN impliqua la RFA dans l'internationalisation du conflit. Il ouvrit à l'ambassade de Tunisie un «bureau des affaires sociales» qui était en réalité une officine diplomatique. La France protesta à diverses reprises, mais Bonn intervint sans fermeté excessive.
Contrairement à la RFA, Berlin ne se contenta pas d'un «bureau». La RDA voulait arracher une reconnaissance diplomatique au GPRA. Finalement, Mabrouk Belhoucine obtient l'installation à Berlin-Est d'un délégué permanent de l'UGTA. Celui-ci, Ahmed Kroun, ne s'occupait pas que des ouvriers mais aussi des étudiants, essayant de nouer des contacts avec d'autres démocraties populaires, même à Berlin-Ouest alors que pour les Allemands de l'Est, il fallait une autorisation. Ahmed Kroun sera expulsé au bout de 9 mois. La RDA a préféré in fine le tout ou rien à un compromis pragmatique.
A l'Ouest, au contraire, on misait sur le réalisme : tout en gardant une priorité française (qu'imposait au demeurant la crise de Berlin à partir de 1958/1959), la diplomatie allemande intégrait le facteur arabe et particulièrement la perspective d'une indépendance algérienne. Il s'ensuivit une politique de plus en plus nettement à double fond : le chancelier se montrait ouvertement acquis à la cause française, notamment en défendant de Gaulle face à Washington.
Mais dans le même temps, des contacts secrets étaient établis avec le FLN par l'intermédiaire d'un diplomate de la jeune génération du nom de Paul Franck ; des pressions étaient exercées sur les ministères de l'Intérieur et de la Justice pour que ne soient pas poursuivis ou que soient punis sans «sévérité» les manquements du FLN à la législation allemande (jusqu'à des crimes de sang, notamment dans le cadre des luttes entre FLN et MNA ou de la collecte de l'impôt révolutionnaire).
Bonn apporta un soutien de moins en moins passif aux Allemands qui aidaient le FLN. Ces derniers étaient représentés par quelques députés (dans un premier temps socio-démocrates dont H. J. Wischn, qui prirent fait et cause pour l'indépendance algérienne) ; des journalistes qui dénonçaient les méthodes françaises en Algérie – le recours à la torture ou des bavures comme Sakiet Sidi Youssef ; des citoyens que l'on appelle «porteurs de valises» par référence au réseau Jeanson. On estime à quelque 3000 au maximum le nombre d'Algériens en RFA et à quelques centaines en RDA. De part et d'autre, ils furent largement pris en charge par les syndicats. Jugeant que Bonn ne se montrait pas assez ferme dans sa lutte contre le FLN, Paris arraisonna hors des eaux territoriales des navires de commerce allemands suspectés de transporter des armes à destination des Algériens ; cela fut d'autant plus mal ressenti en RFA que les navires soviétiques ou escortés par des bâtiments russes ne l'étaient pas. Hambourg était le premier port pour l'approvisionnement en armes du FLN.
Paris organisa des attentats en territoire allemand contre des Algériens, le plus célèbre étant celui qui, perpétré devant l'ambassade de Tunisie, blessa le premier représentant du FLN en RFA, Ameziane Aït Ahcène, qui mourut quelques mois plus tard en Algérie. Mais aussi contre des marchands d'armes allemands qui firent des victimes innocentes. Dans les deux cas, il s'agissait de violations expresses de la souveraineté allemande par un Etat ami.
En 1958/1959, le plan Pinay-Rueff (passage de l'ancien au nouveau franc) avait incité le FLN à fabriquer de la fausse monnaie dans la Ruhr. L'affaire avait été éventée et l'enquête conduisit, en 1961, à l'arrestation de trois des plus hauts responsables du FLN, Hafid Keramane, Mouloud Kacim et Alberto. Tous trois furent incarcérés à Bonn. L'affaire prit de l'ampleur. Paris, qui faisait de cette affaire un test en raison de l'importance des personnes impliquées, exigeait leur extradition alors que la France négociait avec le FLN. On trouva un moyen de libérer les trois hommes sous caution et de les expulser discrètement. On dépêcha Wischnewski et un député de la majorité proche du FLN auprès du GPRA et des négociateurs algériens d'Evian pour calmer leur irritation.
Cet épisode avait pour objet d'éviter qu'Alger choisisse la RDA comme partenaire allemand ; mais il permit aussi à Bonn de rappeler à Paris que la RFA était souveraine, elle prenait ses décisions en toute indépendance. S'il faut faire un bilan comparatif, on constate que Bonn a tiré son épingle du jeu. La RDA fut écartée sans ménagement par le gouvernement algérien. Cela fut particulièrement évident lors des festivités de l'indépendance autour du 1er Novembre 1962 : pas d'accueil officiel pour le délégué Georg Stibi, vice-ministre des Affaires étrangères, traitement de la délégation de troisième ordre. Wolfgang Kiesewetter, ambassadeur extraordinaire plénipotentiaire, rapportait : «Auparavant, M. Taleb avait encore souligné nos bonnes relations et le soutien de la RDA pendant la guerre. Mais désormais il dit : 'Nous en remercions la RDA, mais maintenant c'est une autre situation.'»
La RFA, par contre, put prendre pied à Alger et dans le même temps préserver ses liens avec la France : l'année 1962 ne fut pas seulement celle de la fin de la guerre en Algérie, mais aussi celle du rapprochement entre Paris et Bonn qui déboucha, en janvier 1963, sur le Traité de l'Elysée. Trois différences surtout entre les deux Allemagnes expliquent ce bilan : le réalisme de Bonn qui prit quelque distance après une phase de soutien inconditionnel à Paris mais sut, au prix de louvoiements, atteindre la fin de la guerre en ménageant la chèvre et le chou, en clair : adopter une attitude de tolérance envers les Algériens sans jamais aller au point où la France aurait vraiment pris ombrage. La deuxième différence est structurelle. Alors qu'en RFA il y avait un centre décisionnel unique, le gouvernement et son chancelier, la RDA, démocratie populaire, connaissait la primauté du parti sur le gouvernement. La conséquence en fut que l'idéologie l'emporta souvent sur la diplomatie et le réalisme.
Last but not least : alors que l'économie est-allemande peinait à décoller, la RDA n'avait pas les moyens d'une aide vraiment efficace pendant la guerre, et elle ne présentait qu'un intérêt modéré pour l'Algérie indépendante. La prospérité de l'Allemagne de l'Ouest contribua largement à lui attribuer le siège allemand à Alger.

*Professeur à l'université Paris IV
Synthèse d'une communication présentée par le professeur Cahn au colloque «50 ans après les Accords d'Evian. Sortir de la guerre d'Algérie : regards croisés, regards apaisés»-


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