A 9h 30, le service de médecine nucléaire du centre anticancer (CAC), du CHU Benbadis, est plein à craquer de malades venus de 17 wilayas de l'est et du sud-est du pays. Ils sont là, pour la plupart, depuis 2h du matin, dans l'espoir de passer leur séance de radiothérapie avant la fin de la journée. Seulement 375 des 2 265 demandeurs de ce traitement depuis janvier dernier, ont pu obtenir un rendez-vous. En 2011, sur les 6000 demandes de traitement par radiothérapie au niveau de ce service, 2 113 uniquement ont pu être satisfaites ; les délais d'attente entre l'inscription sur la liste des patients en instance et la première séance sont de 6 à 12 mois. Faute de prise en charge rapide, 50% de ces malades feront des métastases en cours de route, nous diront des médecins spécialistes. Notre troisième visite nous mène invariablement au même bunker. Rien n'a changé depuis l'année dernière. Une atmosphère sinistre vous étreint le coeur dès l'entrée. Le même réduit miteux servant de cabinet de consultation, les mêmes éternels couloirs sombres et laids, où s'amoncelle à perte de vue une marée humaine, faisant office de salles d'attente ! A peine un coup de peinture de plus que l'année dernière… Les moustiques, oubliant que c'est le jour, et que c'est encore la saison froide, s'entendent aussi pour tourmenter les malades. Un infirmier nous explique qu'en dessous, se trouve un caniveau obstrué, que la commune n'a pas réparé, d'où cette invasion d'insectes furieux. «L'état de ce service n'honore pas le pays», lance nerveusement un jeune homme, accompagnant sa mère atteinte du cancer du sein. Celle-ci, livide, les traits tirés, est allongée sur deux chaises métalliques, n'en pouvant plus de la position assise. D'autres, qui assis par terre, qui sur une chaise, tenant peut-être un peu plus le coup, essaient de patienter en se racontant mutuellement leur misère. Une femme, la cinquantaine, originaire de Annaba, rapporte qu'étant hébergée au centre d'accueil de Djebel El Ouahche, -Diar Errahma-, elle est là depuis 4h du matin. «Je suis programmée pour 18 séances consécutives, mais j'en ai raté la moitié, parce qu'il y a trop de monde; mon rendez-vous je l'ai eu 8 mois après l'ablation du sein», dit-elle. Après une séance exténuante l'on trouve encore le moyen d'exiger d'elle de nettoyer la chambre qu'elle occupe à Diar Errahma. Un homme, venu de Oued Zenati, lance, presque haletant d'épuisement: «A la télé, on nous montre toujours des hôpitaux bien équipés, des malades satisfaits, un ministre dynamique, mais ne les croyez pas, la réalité c'est nous, ici et ailleurs; si Dieu décide de nous faire mourir, que Sa volonté soit faite, mais que la mort vienne à cause du laisser-aller et de l'indifférence, nous ne pouvons le pardonner ! » Les deux seules machines sont obsolètes et surexploitées Questionnée au sujet de cette dramatique histoire de rendez-vous, le Pr. Aïcha Djemaâ, médecin-chef du service explique: «Actuellement les deux seules machines de cobalt existantes dans tout l'Est sont surexploitées, elles tombent souvent en panne, vu que nous passons en moyenne 160 à 180 malades/jour, alors que les normes préconisent 30 à 50 patients/jour par machine de traitement ; trois équipes de manipulateurs s'y relayent, d'où le retard létal des rendez-vous, allant de 6 mois à un an.» Les machines en question, d'impressionnants mastodontes, installées en 1989, sont aujourd'hui de véritables pièces de musée, ayant largement dépassé leur durée de vie. Cela fait déjà 5 ans que les spécialistes au niveau de ce service réclament un nouveau matériel. «Entre les atermoiements, l'inertie, l'incurie de l'administration, l'attente s'est peu à peu muée en cauchemar», nous confie un oncologue, apparemment contraint au silence. L'on nous informe que ce n'est qu'en mars de cette année que la lettre de crédit, pour l'acquisition de trois accélérateurs, a été enfin débloquée après un dur combat. En théorie, tout est mis sur les rails. Mais où en sont les travaux, ceux notamment de la salle de l'accélérateur ? L'on apprend qu'un entrepreneur a bénévolement fait les travaux préliminaires, à savoir le décapage et la préparation de la fosse devant accueillir les nouvelles machines, lesquelles «seront incessamment» au port de Skikda. Il reste les revêtements des sols et ceux muraux, les faux plafonds, la menuiserie, le chauffage, la climatisation, la peinture, le courant faible, etc. L'on se demande si les décideurs seront assez généreux pour activer les choses et sauver des vies, car à ce train, nous diront des médecins, les machines séjourneront longtemps au port. De son côté, le Pr. Oubira, directeur du CHU, dit qu'il ne cesse de se battre contre l'administration et une bureaucratie aveugle, qui ignore les priorités. Comme s'il s'agissait d'acheter des pommes de terre, ironise-t-il. «Mon unique préoccupation c'est installer les machines le plus vite possible, car la situation est devenue intenable; pourtant, nous maintenons l'ouverture du service en dépit de cette catastrophe ; les malades sont dans le couloir de la mort, car on n'a jamais investi dans ce domaine», déplore-t-il. «J'ai alerté tous les organismes concernés, la DSP, les travaux publics, l'hydraulique, la direction du commerce; une commission de wilaya a été enfin installée pour traiter des cahiers des charges, mais il faut dire que les lenteurs sont intolérables», ajoute-t-il. Selon lui, la radiothérapie, avec les nouvelles machines, ne sera pas coûteuse; le problème de coût prohibitif, concerne plutôt la chimiothérapie, dont les médicaments sont excessivement onéreux, et souvent en rupture. Fatalité ou absence de volonté politique ? En attendant, les malades sont là, en sursis. Pour combien de temps encore ? Des hommes et des femmes doivent s'armer de courage, de patience et…d'espoir. Chaque jour, pour ceux ayant décroché le fameux rendez-vous, ils devront supporter cette affreuse attente qui peut durer jusque tard dans la soirée: 22h. «Ce n'est certainement pas le mektoub, mais plutôt une cruelle absence de volonté politique, une fuite en avant des décideurs qui ne dit pas son nom», s'insurgent plusieurs responsables médicaux, écoeurés d'ailleurs par tant d'«inconscience» ! Le Pr. A. Djemaâ, présente au CAC dès 7 h du matin, tiendra à saluer le courage des malades. «L'Algérien est très endurant face à l'adversité», a-t-elle relevé. Cependant, ne perdons pas de vue que cette misère insoutenable a lieu dans un pays riche, indéniablement riche, qui pourrait se payer un CAC moderne des plus performants. Aujourd'hui, ce service est le plus clochardisé, le plus abandonné de tout le CHU, voire de tout le pays. Un parent de malade nous a assuré que lors des pannes des cobalts, c'est la panique générale, des récriminations qui virent à l'émeute. «Le désespoir des familles se mue souvent en actes d'agression à l'encontre du personnel. Une colère qui devrait plutôt être dirigée contre les décideurs, qui, eux, se font soigner à l'étranger en cas de cancer», fait-il remarquer avec amertume. Tout le staff du CAC pense que ce service est carrément occulté par les pouvoirs publics.
* Pour rappel, le CAC de Constantine, d'une capacité d'accueil de 34 lits seulement, a enregistré, en 2010, 25 décès survenus avant la date du rendez-vous pour le traitement de chimio-radiothérapie. Le cancer le plus fréquent est celui du sein avec 60% des cas, suivi de toutes les autres formes.