Au début, il voulait être receveur de trolley-bus parce que son grand-père, secrétaire des facultés et retraité, l'emmenait régulièrement faire des balades dans ce transport en commun. De Hydra où il habitait jusqu'au quartier de la Marine dans la Basse Casbah, cela faisait une belle virée. Il en a été fasciné. «J'ai connu les Transports algérois (TA), les chemins de fer routiers algériens (CFRA) et cela bien avant l'arrivée de la RSTA. Il y avait également le H qui montait à Notre-Dame d'Afrique, un des derniers trolleys à être supprimés à Alger. Quand on pense que ces trolleys montaient par des ruelles aussi tortueuses qu'escarpées, c'était complètement dingue ! De toutes ces images, j'ai gardé des souvenirs indélébiles. J'avais à peine cinq ans. J'étais marqué par l'autorité du receveur dont la manière de poinçonner les tickets m'avait impressionné.» Il n'a pas été receveur, et le destin a voulu qu'il embrasse la carrière de médecin. Aujourd'hui, éminent professeur de pédiatrie, chercheur, Jean-Paul Grangaud continue sa noble mission avec la même passion et la même détermination. Jean-Paul fait partie de ces Français devenus Algériens, qui n'ont jamais quitté leur pays. Pourtant, en 1962, sa famille avait préféré larguer les amarres comme tant d'autres, «car elles ne pouvaient imaginer rester dans un pays qui ne soit pas la France, et pour beaucoup, il était inconcevable que les Arabes puissent occuper leurs postes». Au-delà du cliché sombre et dévastateur brandi par l'OAS «la valise ou le cercueil» qui terrorisa bien des familles, il faut noter que bon nombre de Français pieds-noirs ne sont pas partis après l'été 1962. Ceux-là, on n'en a jamais parlés ou très peu. Un homme discret Jean-Paul fait partie de cette dernière catégorie à laquelle le livre de Pierre Daum vient récemment de rendre un bel hommage en rejetant et le cercueil et la valise. Nous avons été à la rencontre de Jean-Paul à l'Institut de santé publique où il nous reçoit dans son bureau sans charme. Il était en train de pianoter tranquillement sur son ordinateur. Il faut dire d'entrée que votre serviteur était rongé par l'appréhension quant à la faisabilité de cet article, tant l'homme discret à l'extrême n'aime pas les feux de la rampe. Il l'avait déjà exprimé dans le livre plein de vie et de tendresse que lui a consacré notre ami et confrère écrivain Abderahmane Djelfaoui. Grangaud, d'Alger à El Djazaïr éditions Casbah 2000. Dans l'avant-propos de l'ouvrage, Jean-Paul s'était exclamé : «que diable allais-je faire dans cette galère ? Il est certain que jusqu'à présent, je me pose cette question et surtout je me dis que beaucoup de gens dont le parcours a été plus intéressant que le mien ont eu la pudeur de ne pas le faire.» Propos pleins d'humilité qui trahissent l'immense modestie qui habite ce joyeux humaniste qui pourrait, à l'instar du poète, déclamer : «J'aime mieux, n'en déplaise à la gloire, vivre au monde deux jours que mille ans dans l'histoire.» Jean-Paul parle de lui avec une liberté touchante énumérant, sans complexe, ses bons et mauvais jours. Aujourd'hui, la question qu'il s'est posée il y a douze ans ne le taraude plus. «Avec du recul, j'estime que j'ai bien fait de me confier au journaliste, par devoir de mémoire, et j'ai toujours du plaisir à relire ma biographie.» En ces temps où la surmédiatisation et la posture ont force de loi, demeurer en retrait de la vie relève de la gageure pour ne pas dire de l'exploit. Dans son discours, toujours en toile de fond son attachement indéfectible à l'Algérie qu'il aime passionnément et qui l'a vu naître peu avant le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. «Depuis le début, Alger c'est ma ville, je ne peux pas en bouger. C'est seulement à Alger que je me sens pleinement chez moi. Vous savez, mon père, qui est un libéral, a vu son laboratoire plastiqué par l'OAS. Et lorsque l'heure fatidique du départ est arrivée, il avait déclaré : ‘‘Je ne peux rester dans un pays qui n'est pas français. Moi, j'ai dit l'Algérie quoi qu'il en coûte, c'est mon pays, je reste.''» Protestant militant «La chance que j'ai eue, c'est de faire du scoutisme dès 1945 et rencontrer les SMA. J'ai été commissaire des éclaireurs protestants. A ce titre, j'ai connu Mahfoud Kaddache et Derouiche qui sont devenus des amis. Le monde colonial, les Européens d'Alger étaient enfermés dans leur territoire et n'avaient pas de contact avec les masses algériennes. Le scoutisme m'a permis une ouverture très importante. Et puis, il y avait Yamina, originaire de Bou Saâda, femme de ménage chez mes parents. On allait souvent lui rendre visite dans la Basse Casbah où elle habitait, et qui a été un moment ma nourrice… Mes tout premiers souvenirs d'enfance sont aussi ceux de la guerre 39/45. J'avais commencé à aller à l'école en 1942. Date du débarquement des Américains qui avaient occupé notre école à Hydra. J'allais aussi voir ma grand-mère à Belcourt, quartier plus marqué par la présence algérienne par rapport à Bab El Oued.» Au déclenchement de la guerre de libération en 1954, Jean-Paul avait terminé ses études secondaires au lycée Gauthier, puis au lycée Bugeaud aux côtés notamment de Claverie, devenu bien après archevêque d'Oran. Jean-Paul faisait partie de la fédération des étudiants protestants. Son père René, né en 1908 à Alger, était pharmacien et professeur de biochimie. Sa mère est originaire de Beni Yenni où elle est née et où ses parents instituteurs propageaient le savoir. Elle même fera par la suite de l'enseignement au lycée Delacroix à Alger où elle prodiguera des cours de mathématiques. Jean-Paul terminera ses études de médecine en 1960 à Alger et exercera au laboratoire d'hydrologie à la Fac centrale de médecine. Notre interlocuteur se souvient d'avoir refusé de donner de l'argent à un interne de l'hôpital Mustapha qui ramassait des fonds pour l'OAS, «une organisation fasciste semeuse de haine et de terreur». Le 15 juin 1962, Jean-Paul est appelé au service militaire. «On était 15 internes des hôpitaux. On nous a convoqués, on nous a mis dans un avion à l'aérodrome de Boufarik, et après quatre heures, on s'est retrouvés à Strasbourg. Le lendemain, on nous a acheminés vers la ville allemande de Buhl, puis à Libourne. Un poste de médecin était vacant à l'Amirauté d'Alger. Je l'ai brigué en en référant à mes supérieurs qui m'avaient rétorqué : ‘‘Vous êtes pied-noir, vous ne pouvez aller à Alger.'' Mes parents avaient quitté la capitale algérienne en mars pour Rennes. J'ai été muté à Lorient. Deux mois après, mon vœu a été exaucé d'aller exercer à Alger et retrouver ainsi ma ville. Je ne menaçais pas les accords d'Evian tout de même», lance-t-il avec humour. En mars 1963, Jean-Paul est à l'Amirauté. «Je me souviens bien de ce jour-là, Hassan II effectuait une visite officielle à Alger.» Après quelques semaines d'exercice, Jean-Paul choisit de travailler à l'hôpital El Kettar et d'enseigner à la faculté. «Nous faisions aussi les trachéotomies : c'est ici que j'ai pris conscience de l'impact des maladies infectieuses dans un pays dépourvu de presque tout. C'est comme ça qu'on a opté pour la vaccination à grande échelle.» Jean-Paul quitte El Kettar en 1965 pour Parnet, où il active dans le service de pédiatrie de Mme Benallegue aux côtés du professeur Boulahbal. «Avec Mme Benallegue, une pionnière, nous avions mis en place un système très efficace pour préserver la santé des enfants grâce notamment à la prévention.» En 1971, Jean-Paul est à l'hôpital de Beni Messous, où il abat un immense travail en direction de la médecine infantile. De son voyage à Cuba avec le Docteur Amar Benadouda, en 1975, il reviendra avec des idées très instructives concernant notamment la captation des naissances qui consiste à identifier la population des enfants à vacciner, en recourant à l'état civil ou aux services maternités, en identifiant les populations visées et en respectant les délais de vaccination. «C'est un procédé qui a bien fonctionné et qui nous a permis d'avancer», estime-t-il. «Au début des années 1970, on avait une mortalité infantile de 141 pour 1000 pour le Nord de l'Algérie alors qu'elle était de 20/1000 pour les moins de 5 ans. Actuellement, on en est à 23/1000 malgré les avancées, c'est dire qu'il y a encore du travail à accomplir. Avant, il y avait un chiffre effrayant des méningites tuberculeuses. De nos jours, elles ont été substantiellement réduites. La typhoïde qui faisait des ravages a pratiquement disparu.» Cela veut-il dire que le système de santé publique actuel est irréprochable ? «Oh, que non !», soupire le vieux médecin qui sait de quoi il parle puisqu'il connaît son sujet à fond, non seulement en sa qualité de praticien chevronné, mais aussi en tant que cadre dirigeant au ministère. Un système à revoir «On n'a pas une véritable vision qui permette de prendre en charge les problèmes de santé de la population. Il n'y a pas de lignes directrices pour les priorités. Enfin, il n'y a pas suffisamment de concertation entre toutes les parties concernées, sans compter le peu de mobilisation sur le terrain. On n'a pas réussi à décloisonner le secteur. Chacun dans son petit coin subit solitairement les effets des dysfonctionnements.» Notre ami commun, le professeur traducteur Marcel Bois, rencontre régulièrement Jean-Paul au cercle biblique. Il en dresse un portrait attachant : «C'est un homme de foi en Dieu et en l'homme, les deux inséparablement ! C'est lui qui a grandement contribué au lancement de la vaccination après l'indépendance. Il va régulièrement à la paroisse d'El Biar. C'est quelqu'un qui sait s'organiser dans la vie quotidienne au service exclusif de ses malades. Une de mes anciennes élèves, aujourd'hui sans doute grand-mère, m'avait raconté à propos de Jean-Paul qu'il était capable de se lever en pleine nuit pour aller au secours d'un malade. Il est attentif à n'importe quel interlocuteur. C'est un humaniste qui croit en ses idées, de ces gens qui ne font pas de bruit, mais qui sont toujours présents lorsque le devoir les appelle.» Ultime question à Jean-Paul : Et si c'était à refaire ? «Un choix comme celui-là, c'est tous les jours que je le ferais si c'était à refaire.» [email protected]