Vingt ans exactement après la mort de son père Kateb Yacine et près de cinquante ans après la tragique nuit du 17 octobre 1961, Amazigh Kateb revient avec un album solo. Pionnier de la fusion, mêlant rythmes traditionnels gnawis et musique contemporaine depuis quinze ans au sein de Gnawa Diffusion, l'artiste touche-à-tout porte un regard lucide sur l'Algérie d'aujourd'hui. Pour la première fois, vous chantez des textes de Kateb Yacine. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de vous attaquer aux écrits de votre père ? Mon premier album solo, Marchez Noir, sortira le 17 octobre. Il regroupe douze titres dont deux, Bonjour et L'Africain, sont des textes de jeunesse de Kateb Yacine. En arrêtant l'aventure Gnawa Diffusion, je me positionne en mon nom propre, avec ma propre histoire, celle vécue en Algérie et celle de l'exil. Tout cela, je tenais à le signer moi-même. Mon père a son nom, solide et différent. Vingt ans après sa mort exactement, je règle les problèmes du passé. J'étais coincé par un deuil que je viens juste de faire. Je n'avais pas la force de triturer les écrits de Yacine. Aujourd'hui, j'ai pu les triturer, me les approprier. J'ai « dépucelé » l'écriture de Yacine. Gnawa Diffusion a fait redécouvrir aux Algériens un patrimoine gnawa, longtemps passé sous silence. Pour ce nouvel album, vous avez fait appel à un DJ. Quel regard portez-vous sur la nouvelle scène maghrébine, sur la « fusion »… ? Sur Marchez Noir, le DJ apporte un côté urbain, actuel, tandis que ses vinyles amènent un souffle qui rappelle les années 50. Je suis amoureux de ce vieux son, un peu sale, rugueux. En 1992, quand nous avions commencé l'aventure Gnawa Diffusion, les gens ne savaient pas ce qu'était l'histoire des Gnawis, ces esclaves guinéens amenés de force au Maghreb. Aujourd'hui, avec la vague de la fusion, pas mal d'opportunistes font de mauvaises « photocopies » des rythmes gnawis. Certains groupes se détachent du lot, mais beaucoup sont superficiels. Je reviens régulièrement dans les studios à Alger, j'écoute, je vois une quantité de jeunes virtuoses. Des artistes qui « tuent » mais tout leur fait défaut ici. Le seul circuit qui leur est proposé, c'est dix mariages par an au mieux ! L'environnement n'est pas professionnel, il n'y a pas de salle avec une réelle programmation à l'année. En dehors des festivals, que pensez-vous de la vie culturelle en Algérie ? Les organisateurs de concert refusent de baisser les tarifs et ne veulent pas entendre parler de gratuité sous prétexte qu'à moins de 400 DA les familles ne viennent pas. C'est sûr qu'à ce prix-là, les jeunes et surtout les plus désœuvrés ne risquent pas de venir ! On passe notre temps à répéter que les gens ne sont pas aptes à recevoir la culture. Mais il faut créer les habitudes. Aller à un concert et danser induisent des comportements sociaux, un respect qui en découle. Les jeunes sont enfermés. Alors forcément, il y a des débordements quand ils ont l'occasion de sortir une fois par an. La jeunesse algérienne est muselée, donc dès qu'il y a débordement, il est incontrôlable. Il faut lui donner d'autres moyens de se défouler qu'un match de foot ! Vous vivez en France depuis vingt ans. Quel regard portez-vous sur l'Algérie d'aujourd'hui ? Je vois mon pays de loin. Mais dès que j'y pose un pied, je ressens les mêmes malaises, les mêmes bonheurs que ceux qui y vivent. Il faut qu'on arrête de tout trouver « normal ». Il n'y a rien de normal. Je déteste ce mot qu'on nous ressort à toutes les sauces, en derdja. Je ne suis pas apte à accepter une quelconque norme. Le peuple est suffisamment politique pour créer ses propres normes. L'Algérie va exploser à cause du « digotage ». Les jeunes aiment leur pays, mais l'Algérie est comme une fille qui ne répond pas à leur amour. C'est même pire. C'est comme si ces jeunes aimaient leur mère et qu'elle ne le leur rendait pas. Dans ces conditions, comment les jeunes Algériens peuvent-ils connaître de vraies histoires de poésie, des histoires d'amour ? Votre album sort le 17 octobre, une date hautement symbolique… Pour moi, la modernité, c'est quand tu digères ta mémoire. Depuis près de cinquante ans, les porteurs de valise n'ont jamais lâché. Jusqu'à ce que la France se souvienne. Le 17 octobre 1961, la police de Papon a jeté des Algériens dans la Seine. Ceux qui sont morts cette nuit-là n'étaient ni des cadres du FLN ni des responsables de l'ALN, c'étaient des ouvriers, des travailleurs. Des gens du peuple qu'ils ont jetés dans la Seine comme des ordures. Le 17 octobre 2009, on ne jettera personne dans la Seine, mais on se jettera, nous, sur scène. Et on ne va pas se noyer ! Le Panaf 'est en contradiction avec les idées de Yacine Amazigh était cet été un des invités du Panaf'. Qu'en a-t-il pensé ? « Kateb Yacine défendait l'africanité. Ce Panaf' est en contradiction avec ses idées, comme avec les politiques actuelles, affirme l'artiste. Nous expulsons des Guinéens et des Nigériens, nous sommes la première frontière Schengen ! Au-delà de ça, Khalida Toumi a affirmé que le Panaf' était révolutionnaire. La culture pour tous les Algériens, c'est loin d'être révolutionnaire, c'est tout simplement élémentaire ! » Pour lui, la solution passe par l'instauration d'une « vraie politique culturelle, pas un festival tous les quarante ans. » « Cet été, j'ai vu une organisation étatique, avec des défaillances incroyables. Le soir d'un de mes concerts, il n'y avait pas d'électricité. Je suis arrivé à 19h pour la balance son, je n'ai pas pu commencer les réglages avant 23h30 ! C'est vraiment dommage, car ce sont les Algériens qui en subissent les conséquences. Nous sommes le pays du raï, notre musique est écoutée jusqu'aux Etats-Unis et au Japon, et pourtant sur place nous n'avons aucune structure d'envergure. »