Dès le premier volet de son œuvre sublime, Taha Hussein (1889-1973), en prosateur émérite, annonce, indirectement, la couleur : il faut que cela coule aussi clair et cristallin qu'une eau de roche. Il s'agit, bien sûr, de son grand roman autobiographique, Al-Ayyam (Les Jours), dans lequel il relate sa vie et son combat pour accéder, avec honneur et gloire, au rang des plus grands écrivains de tous les temps. En vérité, ce sont ses lecteurs qui, à l'unanimité, l'ont placé au niveau des grands prosateurs universels. Dans les cercles universitaires du monde arabe, on continue à s'interroger, sur la singularité stylistique de cet écrivain hors-pair. Apparemment, aucune réponse définitive et précise n'a été fournie, sinon que le style de Taha Hussein allie, à la fois, d'une manière naturelle, une riche imagerie et un tempo subtil, comme s'il s'agissait d'une composition musicale de haute volée. On dit à son sujet qu'il est l'un des rares écrivains de la littérature arabe, aussi bien classique que contemporaine, à avoir réussi le tour de force exceptionnel de répéter les pronoms relatifs sur des paragraphes entiers, sans la moindre dissonance et avec pertinence et beauté. Pour mieux étoffer leurs propos, certains philologues et spécialistes de la littérature arabe classique n'hésitent pas à le mettre à pied d'égalité avec Abou Hayyan Ettawhidi (IIe siècle), virtuose de l'expression littéraire, et avec de grandes signatures de l'Andalousie classique. Frappé de cécité dès l'âge de trois ans, Taha Hussein a toujours fait chemin à part puisqu'il a acquis la langue arabe en s'appuyant sur sa seule faculté auditive. En d'autres termes, il est allé naturellement s'abreuver aux sources virginales de cette même langue, telle qu'elle se pratiquait en ses beaux jours. En effet, il est établi que cette langue, durant des siècles, ne disposait pas de son système actuel de ponctuation, lequel remonterait à peine à la fin du XVIIIe siècle avec l'arrivée de l'imprimerie en Egypte durant la campagne de Bonaparte. Taha Hussein pourrait donc être considéré, au plan stylistique, comme le pur produit de l'ère classique, d'autant qu'il a fait ses premières classes à Al-Azhar mais en mettant pied, par ses propres efforts, sur le terrain de la modernité. C'est, du reste, ce qui explique le grand remue-ménage intellectuel qu'il a provoqué de son vivant comme après sa disparition. On peut dire aussi qu'il a profondément compris la leçon des maîtres de la rhétorique arabe selon laquelle nul ne peut prétendre avec certitude connaître les secrets de la langue du Coran sans avoir, au préalable, maîtrisé la règle sanctionnant l'architectonie de la structure de la phrase elle-même. Taha Hussein a eu la chance inouïe de le faire grâce, justement, à sa faculté auditive en premier lieu, ce qui lui évité d'échouer sur les écueils d'une pseudo-modernité stylistique. Certains chercheurs, rompus aux études stylistiques, vont jusqu'à trouver des traits communs entre lui et Marcel Proust (1871-1922), autre grande foudre de la narration littéraire. La longue phrase de ce dernier ne serait pas due simplement à son dandysme, mais, également, à la maladie respiratoire qui l'a fait souffrir toute sa vie. Son subconscient aurait trouvé dans ses longues phrases, une échappatoire au rythme saccadé de ses poumons. De même, Taha Hussein, assurément gêné par sa cécité, aurait, à son tour, trouvé une compensation à son handicap dans ses longues phrases où il faisait usage, comme personne, des pronoms relatifs à répétition, ceci sans bousculer le rythme propre à la langue arabe classique, ni brouiller les chemins de la compréhension et de la réflexion. Il y a lieu, cependant, de se demander si la langue arabe, telle que pratiquée de nos jours, ne nécessiterait pas une nouvelle compilation grammaticale, à même de la rendre plus accessible à ses usagers. Taha Hussein avait ce souci, surtout avec ses propres enfants auprès desquels il constatait une espèce de relâchement vis-à-vis de cette langue et parmi la nouvelle génération d'écrivains égyptiens lui ayant succédé. Dans ce monde arabe, ballotté par des vents contraires, seul l'avenir nous dira ce qu'il adviendra de cette belle langue. [email protected]