Venant de Guelma et prenant la route de Sedrata, passé le village de Khezaras, le voyageur peut dire adieu à la nature douce et à la plaine au sol arable, car il entre dans un paysage terriblement « déchiqueté » et non moins terriblement pittoresque. La RN 80 ne fait que monter en s'accolant aux flancs des montagnes rocheuses et en surplombant périlleusement des ravins si escarpés à vous donner le vertige. En cette matinée hivernale, où le froid vous lacère le visage, de quelque côté que l'on regarde et aussi loin que porte la vue, il n' y a pas âme qui vive. De temps en temps, une voiture vient en sens inverse, avec sur le capot un monticule de neige, souvent un bonhomme de neige, masquant quasi totalement la vue au conducteur. En voulant faire plaisir à leurs enfants, certains s'adonnent à un jeu dangereux. A un moment donné, nous voyons un berger qui, gardant sur une pente abrupte un petit troupeau de moutons et de chèvres, se tient debout, s'appuyant sur sa canne, tel un équilibriste, sur un pic rocheux. Puis, dans un virage creusé à même la roche, un bus s'arrête dans un crissement de pneus. Un homme, bien engoncé dans une kachabia, chaussé de bottes en caoutchouc, en descend, portant un sac en plastique. Il entreprend de dévaler une pente raide pour regagner ses pénates au creux d'un vallon profond, où l'on peut voir des maisonnettes et des gourbis disséminés çà et là. Jusque-là, le sol est couvert d'une herbe rase. Nous arrivons à Bouhachana, chef-lieu de commune situé à une trentaine de kilomètres de Guelma, et voilà la neige qui vous souhaite glacialement la bienvenue. Les alentours du village sont piquetés de taches blanches. Passé ce village, par endroits, des deux côtés de la chaussée, une murette de neige échancrée, trace du lieu qui était bloqué et signe du passage d'engins de déblayage, accompagne pendant un moment les conducteurs et autres voyageurs. À la recherche de la neige Des familles, quand le relief le permet, traversent les champs enneigés et s'y éclatent en se jetant des boules de neige. Croyant peut-être rattraper une enfance mal vécue, ou pour aider leurs enfants, ou partager leur plaisir, ou tout cela à la fois, il en est même (des parents) qui façonnent des bonhommes de neige avec un art consommé et une joie apparente. Et clic ! Je te prends en photo ! Et de deux... Il y a de la joie dans l'air. En témoignent les manifestations de plaisirs du côté des familles qui, profitant de ce long week-end de Achoura, viennent ici spécialement pour la neige, et pour prendre un bon bol d'air pur. Même si ça caille, car on y vient bien emmaillotés dans de chauds habits, pataugas, parka, bonnet, gants... L'herbe commence à se raréfier. Empêtrés dans une touffe de ronces, quatre ou cinq ânes en glanent les rares bourgeons. Parfois, l'air inquiet, un chien passe, la queue entre ses pattes. Accentué par le passage des véhicules, le silence règne en maître absolu dans ces contrées. La sérénité et le froid. A partir de Aïn Sandal, tout est blanc. C'est beau, il faut le dire. Jusqu'à l'horizon, la neige est bien installée, d'ailleurs depuis plusieurs jours. Une blancheur presque immaculée, presque, parce que, comme des lavis sur une page blanche, l'on y voit des squelettes d'arbres, des poteaux électriques ainsi que des taches sombres où l'on devine des fermes et des maisonnettes. Nous nous arrêtons à Fedj Labaâra, une vingtaine de maisons sortant du manteau de neige des deux côtés de la route, assez éloignées les unes des autres, où vivent une centaine d'âmes. Nous sommes à une quarantaine de kilomètres de Guelma, et à une vingtaine de Sedrata. Parmi ces maisons, au bord de la route, trône un moulin, pas à vent bien entendu, mais électrique, une petite machine installée au milieu d'un hangar aux murs de pierre. On y moud du blé dur. Emmitouflées dans des djellabas, quatre personnes attendent leur semoule. Ces fellahs sont venus de Ouiden Laâdjoul, un lieudit à quelque 5 km de là, à bord d'une 504 bâchée. Avant cela, ils ont dû enterrer un de leurs voisins, un vieil homme, qui s'est éteint d'une mort douce, disent-ils. Ce n'était pas facile de creuser la tombe, il a fallu batailler pour déblayer la neige puis creuser dans une terre molle, voire dans la boue. Quand ils ont un malade, nous dit-on, ils se démènent comme ils peuvent pour l'emmener au dispensaire le plus proche. A dos d'âne ou de mulet, ils le transportent jusqu'à la route, et là commence l'attente d'un véhicule. Il va sans dire que l'âne et le mulet sont d'un secours et d'une utilité prouvés dans cette région, surtout pendant ces moments de durs frimas. Evidemment, le tracteur aussi constitue un outil important. Après avoir jeté son sac de semoule sur le dos d'un âne, un jeune homme donne un petit coup de trique à la bête pour la faire marcher,- ça doit être cuisant avec ce froid glacial ! - et quitte le moulin. « On préfère manger du bon blé de chez nous, le hedba, dont d'ailleurs le quintal nous revient moins cher par rapport à celui de farine de qualité supérieure », dira l'un d'eux. De fait, en plus de la qualité, le premier acheté et moulu coûte 2200 DA, alors que le second fait 3200 DA. Cependant, certaines familles, dépourvues de moyens financiers, s'approvisionnent par petits sacs de farine. « Y en a marre de la neige ! », souffle un vieil homme. « Mais c'est beau la neige, Monsieur ?! » « Vous ne faites que passer, essayez de rester un jour ou deux ici, et vous en direz autre chose », répond-il d'un ton sec et ferme. Vous n'avez qu'à rester près du feu puisqu'il est impossible de travailler la terre. « Mais, je dois m'occuper de mes bêtes, je dois aller au souk, faire des affaires... », réplique-t-il tout de go. Un autre dira que depuis l'Aïd Esseghir, ses bestiaux n'ont pas quitté l'écurie, tellement il fait froid, et que depuis l'Aïd El Adha, avec la neige, ils sont bien là où ils sont. Heureusement, on a pensé à l'orge ; on en a acheté durant l'été, à 1200 DA le quintal, car, ces jours-ci, il fait 1800 DA ; encore faut-il en trouver. De l'orge, qu'on écrase et qu'on mélange avec du foin, aliment dont raffolent les animaux. Un autre éleveur avance le fait qu'une vache « abat » deux et souvent trois bottes de foin par jour. Cela fait un mois que la neige, même si parfois elle ne tombe pas, encercle ces régions. Un mois à multiplier par deux, pour cet éleveur, puisque les animaux mangent deux rations, celle du jour et celle de la nuit. La botte de foin fait 120 à 160 DA ; avant « el guerra », ainsi qualifie-t-on les rigueurs de l'hiver, elle était vendue à 80 DA. Il faut aussi acheter de la paille, qui sert à couvrir l'écurie, et qui donne un semblant de chaleur, la petite meule coûte entre 40 et 60 DA. Selon ces fellahs, eu égard aux frais, ils ne gagnent rien à pratiquer l'élevage, mais ils le font, un peu pour le laitage, et puis ils ne voient pas ce qu'ils peuvent faire d'autre. Vrai, ils gagnent un peu d'argent en faisant engraisser des béliers et autres agneaux pour les vendre à l'approche de l'Aïd El Adha, mais ce n'est pas grand-chose. Par ailleurs, pour eux, à 210 ou 220 DA, la bouteille de gaz a fait déjà légalement, à partir de janvier, un bond la rendant inatteignable, puisqu'elle était alors vendue à 175 DA. Il n'empêche que certains revendeurs profitent de la situation en la cédant à 240 DA et plus ; à Sédrata, nous dit-on, elle a atteint une fois les 300 DA. Mais, certains habitants de ces régions n'utilisent pas uniquement le gaz, ils ont cherché dès les premiers jours de l'hiver du bois mort plein des remorques de l'autre côté de la ville de Guelma, dans les monts de Houara. Le bois sert à la cuisson de la galette. Un autre fellah pense, à voix haute, à ses enfants qui n'ont pas été à l'école depuis une vingtaine de jours. Venant de Ouiden Laâdjoul, beaucoup d'élèves font quatre kilomètres à pied pour atteindre la RN 80. Mais, fréquemment, les bus allant vers Sédrata, ne s'arrêtent pas du fait de la neige et du verglas, de crainte de déraper. Il faut dire que les habitants de cette région sont habitués à ces hivers rigoureux, mais cette fois-ci, trop de neige, trop...