Propos recueillis par Fayçal Métaoui à Abu Dhabi. Comment est née l'idée du scénario de« Parfums d'Alger » ? J'avais pensé à ce sujet en 1990. A l'époque, je tournais un autre film, «Touchia » du côté de l'ENPA (Entreprise nationale de production audiovisuelle). C'était le début des manifestations du FIS à Alger. Bien que j'abordais dans « Touchia » (sorti en 1992, ndlr), le thème de la femme mais j'avais l'impression d'être dépassé par l'Histoire. Il y avait un mouvement, quelque chose qui se passait. Je me sentais déjà en retard. Au départ, je voulais raconter dans « Parfums d'Alger » l'histoire de deux frères, pas une sœur et un frère. Deux frères qui ont deux visions du monde. Au début, il n'y avait pas la confrontation violente. Je me suis dit qu'on allait arriver à cela. C'est à dire l'affrontement violent entre deux frères. La politique qui était suivie à l'époque poussait vers cet affrontement. J'ai abandonné le projet. Il était difficile de le proposer dans les années 1990. Certains ont tenté de me dissuader. On se trompait déjà de lectures. J'ai fait d'autres choses jusqu'à 2005. Un producteur m'a proposé de faire un film sur l'Algérie. Des télévisions françaises m'ont aussi fait des propositions. J'ai refusé parce que je n'avais le recul nécessaire. Je ne voulais pas faire un fond de commerce de la tragédie algérienne. J'ai repris le projet en 2005 et commencé à écrire le scénario. J'ai trouvé des problèmes pour trouver de l'argent. On avait peur du thème même après la réconciliation nationale (Charte adoptée en 2005 après référendum, ndlr). Pour les français, le sujet n'était plus d'actualité, selon leur vision des choses. En 2009, j'ai proposé le scénario au ministère de la Culture.
Pourquoi les cinéastes algériens, à quelques rares exceptions, ont-ils évité d'aborder les violences des années 1990 ? Je pense que ni l'ENTV ni autre organisme n'aurait financé un projet de film abordant la situation des années 1990. J'ai fait des tentatives mais je n'ai pas eu de réponses. C'était un tabou. Il ne fallait pas y toucher. Jusqu'à ce jour, ce n'est pas encore réglé même dans notre mémoire collective (…) Il faut encore attendre des années avant de pouvoir en parler. L'idée du père violent, castrateur est souvent évoquée dans le cinéma ou dans la littérature algériennes.
Le père patron est bel et bien présent dans «Parfum d'Alger », le père de Karima, la photographe. Il s'agit d'une symbolique. J'ai animé une conférence à Rome sur « le printemps arabe ». J'ai pris l'exemple du jeu d'échec pour donner une image en parlant de la notion de « cheikh mate » (échec et mat). Dans le jeu, on gagne que si l'on neutralise le vieux, le roi, le maître, le père…Dans ce jeu, il y a quelque part une castration symbolique qu'on a toujours espéré. On a toujours voulu castré ou bloquer le maître. Ce qui se passe dans le monde arabe ou en Algérie signifie qu'on est arrivé à l'étape du bilan. On veut que nos pères nous rendent des comptes. En Algérie, on commence à faire le bilan sur la guerre de libération nationale. Nous en avons assez des fables et des falsifications de l'Histoire. Il faut mettre un arrêt à cela et dire que les choses ne se sont pas déroulées de cette manière. Pour y arriver, il faut neutraliser le père d'une manière symbolique. «Parfums d'Alger» paraît très actuel comme film. Dans le monde arabe, beaucoup de films abordent la question de l'extrémisme religieux ? Comment expliquez l'intérêt du septième art arabe à ce sujet ? Cela a-t-il un lien avec l'actualité politique post révoltes populaires ? Malgré tout cela, il y a encore des tabous. Les sociétés arabes sont liées à l'islam. Il y a encore une peur terrible d'évoquer la question religieuse. Dès qu'on l'aborde, on subit les attaques. Il y a de plus en plus nécessité de casser ces tabous et de faire un travail sérieux sur le culte. Plus on travaille et on réfléchit, plus on déblaie le terrain, ça nous met à l'aise. La mauvaise interprétation de l'islam a mené à l'assassinat et à l'extrémisme en Algérie. Pour un artiste musulman et arabe, il est nécessaire de toucher à l'essentiel de nos sociétés
Les révoltes arabes vont-elles libérer la création artistique ? Ce vent de révolte sera bénéfique. Il y a un ras un bol par rapport à l'oppression des gouvernements. Même au niveau des gens qui gouvernent, il y a ceux qui n'acceptent plus la chape de plomb qui étouffe les sociétés. Les artistes sont entrain de travailler dans cette mouvance. On ne fait pas un film sans être aidé par des responsables pour que certaines idées soient véhiculées. Ce sont eux qui détiennent l'argent et le pouvoir. Il y a des moments où l'on a envie que les choses se disent. Parce qu'il faut avancer. Parce que c'est l'Histoire.
Vous avez dit dans un débat sur votre film que les artistes ont tendance à s'autocensurer. Pourquoi ? J'ai travaillé pendant plus de six ans à la télévision algérienne (ex-RTA). Nous avons été à plusieurs reprises censurés. Des réalisateurs revenaient après des formations en Russie, en France, de Pologne et d'ailleurs. Il y a avait, à l'époque, un certain bouillonnement, de nouvelles idées à la télévision. Nous avons tenté de développer un travail collectif. Nous étions une dizaine de réalisateurs et avons produit des séries intéressantes dont on ne parle plus. Par exemple, nous avons produit une série de courts et moyens métrages intitulée « La clef épileptique »sur le thème de la crise du logement. La plupart des films ont été censurés. Nous avons réalisé aussi la série « Chambre 28 », un huis clos où deux personnages discutaient chaque fois d'un thème. Il serait intéressant de reprogrammer ces séries. Le travail de l'époque, des années 1982-1983, était bien en avance. La série été interdite d'antenne pendant une année puis a été programmée une seule fois à une heure tardive pendant le Ramadhan. A moment donné, j'ai décidé de quitter la télévision. Nous étions payés à ne rien faire…
D'une certaine manière vous avez évoqué ce qui est appelée « la légitimité historique » à travers ce père qui reproche à Karima et son frère Mourad de ne pas être combatif, de prendre du lait en poudre… Sommes nous sortis du piège de « la légitimité historique » ? Nous ne sommes pas sortis de cela. Il est important de transmettre aux jeunes une vision juste de l'Histoire. Dans toute révolution, il y a de belles et de mauvaises choses. Il ne faut pas se leurrer. Ce père marchande ce qu'il a fait durant la guerre de libération. On nous tous à jeté à la figure, à un moment ou un autre, cela : « j'ai fait la guerre », « je suis ancien moujahid », «j'étais au maquis lors que tu n'étais pas né »… Dans le film, la fille réplique à son père disant que les jeunes ont aussi le droit de vivre, avoir de l'espace. Des jeunes qui voient la vie d'une autre manière. Lorsqu'on les brime, on les pousse vers les extrêmes. Pour ne pas affronter sa fille, le père la fait marier de force. Elle fuie alors. Plus docile, le frère bascule dans le radicalisme. Pour répondre à l'oppression du père, il a pris les armes. Tout père ou tout gouvernant qui essaie d'opprimer ses enfants, il doit s'attendre au retour du boomerang. Il n'y a que le dialogue qui permet d'évoluer tranquillement. Si on refuse le dialogue, la violence prend place.
On se pose aussi des questions sur le titre « Parfums d'Alger »… A l'origine, le titre était « Frérot »(le frère). Mais, c'est un titre qui donne une image trop précise de l'histoire du film. Je voulais reprendre alors quelque chose qui ressemble à « La bataille d'Alger ». Pourquoi pas « Parfums d'Alger » ! Il y a des parfums doux, des parfums enivrants, des parfums mauvais …C'est un peu à l'image d'Alger, de l'Algérie. Nous avons essayé de refléter les beautés d'Alger à travers plusieurs images. En même temps, nous vivons des drames, des contrastes, dans cette beauté. C'est comme Mesk Ellil (galant de nuit, une plante à parfum nocturne, ndlr). Si on s'enferme avec cette fleur au parfum fort dans une chambre, on risque de s'évanouir !
Vous avez confié le rôle principal, celui de Karima, à la comédienne italienne Monica Guerritore. Ce choix s'est-il imposé à vous ? Au début, j'ai commencé le long métrage avec l'actrice française Isabelle Adjani. Elle est partie parce qu'elle n'a pas pu supporter le rythme du travail. Elle était fatiguée. Le tournage exigeait une grande énergie. J'ai continué à tourner. Et, il me fallait trouver une actrice pour jouer le rôle de Karima. J'avais seulement une dizaine de jours pour le faire. J'ai fait un casting à Alger et à Paris. Je n'ai pas trouvé une actrice algérienne pour interpréter ce rôle. Et celles que j'ai trouvées étaient engagées sur d'autres projets. Monica Guerritore, qui est une grande comédienne de théâtre et de cinéma en Italie, militante des droits de la femme, sortait juste du tournage d'un film. Elle m'a dit non. J'ai essayé de la sensibiliser sur les questions de la femme. C'est d'abord un rôle. Peu importe qui l'interprète. Il faut sortir de ce cliché d'algériens qui jouent dans des films algériens. Les américains ne se posent jamais ce genre de questions. Le plus important est le résultat. Monica est magnifique dans le film. Elle est forte dans ses expressions.
Vous avez dit aussi que Rym Takoucht était une belle surprise pour vous. Pour son rôle (Samia, épouse de Mourad), il y avait aussi une autre actrice. La franco-marocaine Saida Jawad (Elle notamment joué dans « Rose et Noir »de Gérard Jugnot et « Tous les soleils » de Philippe Claudel, ndlr). Saida Jawad est partie avec Isabelle Adjani. Donc, il fallait la remplacer elle aussi. C'était difficile. Je ne pouvais pas arrêter le tournage. Si je l'avais fait, le projet du film aurait été comprimis. Je voulais aller jusqu'au bout. J'ai vu Rym dans d'autres films. J'ai fait un essai avec elle et ça a réussi. Dans le film, à travers le rôle de Samia, elle symbolise la femme algérienne. Elle était parfaite dans son rôle. Rym Takoucht est une belle surprise. Ce n'était pas évident de trouver une actrice qui pouvait donner tout cela à l'écran et qui pouvait être généreuse dans son rôle. Lorsque des actrices de bon niveau se retrouvent dans film, chacune améliore ses performances, lève la barre haut. C'est pour cela qu'il faut faire appel à de grands acteurs et actrices étrangers pour les confronter avec nos acteurs. Un film est aussi une occasion de faire un échange d'idées, de performances.
Quel est le petit secret de la fameuse berceuse «ya hjenjel ya mjenjel wine bet el barah» qui revient souvent dans « Parfums d'Alger » ? Cette chanson fait partie de mon enfance. Elle faisait partie d'un jeu que ma mère organisait. J'ai fait apprendre à mon fils, «ya hjenjel». Lorsqu'il y a violence, on se réfugie dans l'enfance. Dès le début du film, Karima revient à son passé. Lorsqu'on mal, on va chercher dans notre mémoire des choses qui nous font plaisir. Samia chantait «ya hjenjel» à ses enfants pour leur faire oublier la violence dehors. C'est un jeu racontant l'histoire d'une guêpe venant piquer un enfant menteur. Ça évoque aussi ce jardin paradisiaque où l'on trouve des fruits…Je trouvais donc intéressant ce contraste entre la fable et la réalité. Tout le film est construit autour de cette confrontation entre le beau et la violence. Je me suis toujours posé la question : comment est-on arrivé à une telle barbarie (des années 1990, nldr) ? Comment a-t-on pu créer des monstres qui pouvaient tuer des enfants ? Les chants de Taous Arhab marquent aussi « Parfums d'Alger », servent presque de fil conducteurLà aussi, c'est une belle surprise. J'avais commencé à travailler la musique avec Safy Boutela. Le projet n'a pas abouti. J'étais désespéré puisque le travail a duré plus decinq mois. De passage à Alger, j'ai rencontré un jeune qui fait de la musique pour les films et pour la télé. Il m'a alors proposé d'écouter Taous Arhab dans son studio. Rendez vous est donc pris avec cette jeune chanteuse, une petite femme à la Edith Piaf. Elle a commencé à chanter le thème du film. J'ai eu la chair de poule. Je ne m'attendais pas à écouter une voix pareille. Nous avons travaillé et cela a donné un bon résultat. Cette touche berbère, bluesy, universel, s'intégrait bien avec l'image. Il faut avoir le temps de découvrir les belles choses.
A la fin du film, vous avez choisi d'intégrer des extraits d'interview de femmes parlant sur leurs droits. Ce rajout documentaire ne déteint-il pas sur la fiction ? Le long métrage se termine avec une manifestation de femmes. Je voulais donner une certaine légitimité pour dire que ce n'est pas uniquement de la fiction. J'ai entendu des critiques par rapport à cette question. Khalida Toumi que je montre dans le film est la militante des droits de la femme, pas la ministre. Elle reprochait à l'époque l'aveuglement de l'Occident par rapport au drame algérien. Dans les années 1990, des chefs intégristes étaient soutenus et hébergés par les pays occidentaux. Ce message était donc important
Le personnage de Fatma N'Soumer semble vous intéressez pour un éventuel film. Avant« Parfum d'Alger », j'avais entamé un grand projet, un film historique sur Fatma N'soumer. J'ai fait un travail de recherches sur ce personnage. Je suis en contact avec desproducteurs américains et qataris. J'ai déjà un premier financement du ministère algérien de la culture. Cela va prendre du temps pour monter le projet. Les films historiques exigent beaucoup de moyens. Fatma N'soumer a pris le pouvoir devenant une chef guerrière (à partir de 1847 en Kabylie, ndlr). Elle avait réussi à fédérer les tribus pour combattre les troupesd'occupation françaises. A travers ce personnage, je montre toutes les contradictions sociales de l'époque, les trahisons aussi. Il y a une certaine quête de vérité à travers ce film. BIO-EXPRESS Diplômé d'architecture et de cinéma, Rachid Benhadj, 62 ans, entame sa carrière au début des années 1980 à la télévision algérienne. Plusieurs de ses travaux ont été censurés. En 1988, il réalise son premier long métrage, «Louss ou la rose des sables». Une fiction qui a regroupé les comédiens Serat Boumedienne, Dalila Helilou, Atmane Ariout et Nawal Zaatar. En 1992, il réalise «Touchia, cantique des femmes d'Alger», une comédie dramatique avec Leila Ait Kaci, Dalila Helilou et Nabila Babli . Installé à Rome, il réalise en 1995, un moyen métrage en italien, «L'ultima cena» (La dernière scène) enchaîne ensuite avec «L'Albero dei destini sospesi» (L'arbre des destinées suspendues) en 1997.En 2000, il dirige Gérard Depardieu, Franco Nero et Vanessa Redgrave dans « Mirka ». En 2005, Rachid Benhadj adapte au grand écran le roman du marocain Mohammed Choukri, « El Khoubz el hafi » (Le Pain nu) avec Saïd Taghmaoui, Sanâa Alaoui, Fayçal Zeghadi, David Halevim et Karim Benhadj. Artiste-peintre également, Rachid Benhadj enseigne à l'Académie de Cinecittà, les célèbres studios de cinéma de Rome.