Bab El Oued, 20h. Dans la nuit hivernale, les éboueurs s'apprêtent à mener un parcours du combattant. Casiers cassés, odeurs nauséabondes, toilettes insalubres : le dépôt Netcom du quartier n'a rien d'attrayant. «Nous travaillons dans des conditions lamentables, les responsables ne se soucient aucunement de nos problèmes. On dirait qu'on n'existe pas», fulmine âmi Omar, la cinquantaine. Chétif, le teint basané, les yeux à peine ouverts, ce père de dix enfants nous montre trois points de suture à la main gauche. «Il faut que l'Etat prenne des mesures contre les citoyens qui jettent n'importe quoi et à n'importe quelle heure. Regardez ! J'ai failli perdre la main à cause des verres et des barres de fer que j'ai ramassés», se plaint-il. Le ministre de l'Environnement, Amara Benyounès, a justement annoncé que les citoyens qui ne respecteraient pas les horaires et les lieux de dépôt seront verbalisés. Ce soir, les éboueurs, âgés de 25 à 35 ans, s'apprêtent à entamer leur tournée et enfilent leur combinaison verte. Amine, la vingtaine, le teint brun, jette son uniforme sur le sol, en colère. «Vous trouvez cette combinaison conforme ? Je ne peux pas la porter ! On nous refourgue des combinaisons qui ne tiennent même pas un mois. On a le droit à une seule par an ! Moi, je travaille avec mes vêtements, je m'en fous. Et ceux qui ne peuvent pas le faire, ils cherchent des vieux vêtements dans les poubelles.» Ses collègues ne semblent pas lui prêter attention tellement cette «précarité» est devenue banale. Le klaxon du camion retentit. «C'est le chauffeur, on y va !» Les cinq jeunes éboueurs montent sur la benne du camion, alors que âmi Omar – le plus vieux – prend place à côté du chauffeur. Saïd le chauffeur lance : «Même sous la pluie, on travaille, on n'a pas le choix ! Sinon Bab El Oued deviendrait une grande poubelle.» Ami Omar l'apostrophe : «Elle l'est déjà !» Foetus Le chauffeur assure que Bab El Oued est le quartier le plus sale d'Algérie. Tous les vingt mètres environ, Saïd gare le camion pour que les éboueurs descendent ramasser les ordures. Pas de gants ? Tant pis, ils n'ont pas le temps de se préoccuper de leurs mains. Avec des bouts de carton en guise de pelle, ils ramassent les ordures pour les mettre dans un long drap étendu par terre. Le camion redémarre pour la prochaine station. Les distances sont tellement courtes que les éboueurs préfèrent aller à pied. «Bon sang ! Regardez cette montagne d'ordures, désespère Amine. Comment va-t-on ramasser tout cela ? Echaâb mahabch yet'hadar (le peuple manque de civisme). Ils jettent leurs saloperies à n'importe quelle heure. En plus, ils jettent des objets dangereux.» Machines à laver, téléviseurs, barres de fer rouillé, couches… «Parfois, on trouve même des fœtus ! Il n'y a pas longtemps, on a trouvé un bébé qui venait de naître. Heureusement qu'il était encore vivant», relate Hamid, la trentaine, père d'un enfant. Et d'ajouter : «Quand je l'ai trouvé vers 1h du matin, je suis resté abasourdi. Sincèrement, je n'ai pas pu bouger. On a tout de suite averti la police et la Protection civile. On était tous sous le choc.» Ami Omar interrompt la discussion alors qu'il ramassait les sacs poubelle : «Regardez ce qu'ils jettent !», en sortant des seringues. «Elles sont usagées ! Je ne sais pas si elles étaient remplies de drogue ou de produits toxiques. Si on ne prend pas bien le sac, on peut se piquer et attraper le sida ! J'ai déjà des kystes aux yeux à force d'être en contact avec les ordures !» Le chauffeur, taciturne, lance des regards méfiants de peur de rencontrer des délinquants ayant l'habitude de les harceler. «Dans ce secteur, personne n'est à l'abri. Sida En plus des pressions de nos responsables, les citoyens nous considèrent comme des moins que rien. Ils nous insultent, nous lancent plein de choses, alors que nous ramassons leurs ordures et nous nettoyons leurs quartiers. Aujourd'hui, on ne se sent plus en sécurité», assure Saïd. Une autre halte donne l'occasion de s'en rendre compte : un groupe de jeunes se réchauffent autour d'un feu. Deux riverains, adossés à la porte d'un bâtiment, s'échangent des paroles inaudibles. Puis, l'un d'eux lance une boîte de jus sur Amine. Ce dernier murmure : «Vous voyez ! On est obligés de supporter cette humiliation. Personnellement, je ne peux rien faire, j'ai des enfants à nourrir. Je ne peux pas leur faire face. Si vous dites le moindre mot, vous risquez d'être poignardé. Je ne mettrai jamais ma vie et l'avenir de mes enfants en jeu.» Entre-temps, un quadragénaire passe en lançant un regard plein de mépris sur le chauffeur. «Je ne sais pas pourquoi tout le monde nous méprise alors qu'on fait un travail noble !» Les éboueurs de Netcom se disent sous-estimés et mah'gourine : «Notre salaire est de 14 000 DA ! Comment un père peut nourrir une famille avec une telle somme ? C'est en dessous du SNMG. De plus, on attend un rappel que les autorités nous ont promis depuis 2008. Nous n'avons même pas un statut comme les autres. Avec plus de douze ans de service, nous sommes toujours contractuels, pestent-ils. Pourquoi on nous inflige toutes ces misères ? Nous ne sommes pas Algériens ? Entre nous, ça, n'est-ce pas de la hogra ?»