« Il y a deux sortes d'arbres : les hêtres et les non-hêtres. » Raymond Queneau Au début de ce mois, Mme Condoleezza Rice et Michel Barnier étaient de passage au Proche-Orient. Tous deux visitèrent à tour de rôle les mêmes lieux et furent reçus par les mêmes institutions. Tous les médias (notamment de leurs pays respectifs) en ont rendu compte et s'attachèrent à mettre en évidence cette étrange coïncidence et ce qu'il y avait de singulier dans ces déplacements croisés. Il est un fait que, habituellement, l'Empire tolère difficilement qu'un représentant de ses vassaux fasse de l'ombre à ses propres vicaires. De plus, l'époque où un ministre des Affaires étrangères français (ce même M. Barnier en l'occurrence) visitait Arafat avant son homologue israélien (ce qui donna lieu, chacun s'en souvient, à un courroux spectaculaire du Premier ministre de l'Etat hébreu), semble révolue. Aujourd'hui, celui-ci accepte de rencontrer le président palestinien et ouvre ses portes à un représentant de Paris. Nous assistons à une apparente embellie dans la région. Reste à vérifier s'il s'agit plus que d'une embellie passagère. En attendant, les médias, exclusivement intéressés par la première tournée ès qualités de toute nouvelle secrétaire d'Etat et le périple du ministre français, passèrent entièrement sous silence la visite, qui se déroulait au même moment, d'une autre ministre des Affaires étrangères d'un pays non moins respectable que les Etats-Unis d'Amérique ou la République française. Quelqu'un sait-il qui est Micheline Calmy-Rey ? Il est probable que la plupart des citoyens auditeurs, lecteurs ou téléspectateurs (de moins en moins électeurs) n'ont jamais entendu parler de cette dame. Mme M. Micheline Calmy-Rey a l'honneur de diriger la diplomatie suisse. Au cours de sa visite, comme les deux autres ministres, elle eut l'occasion de rencontrer les mêmes hommes politiques palestiniens (son homologue Nabil Chaâth ; le chef de l'Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas ; le président de l'Etat hébreu, Moshe Katsav ; le chef de la diplomatie israélienne, Silvan Shalom ; le vice-Premier ministre Ehud Olmert). Elle eut l'occasion de manifester son souci pour la question des droits de l'homme, les conditions de vie des Palestiniens et a renouvelé son soutien à l'Initiative de Genève. Elle fut écoutée poliment. De passage le 5 février dans la bande de Ghaza, Mme Calmy-Rey visita une clinique psychiatrique et un camp de réfugiés. (1). Pas un média français (tous supports confondus) n'a cru utile ou intéressant de faire part à ses lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs du déplacement de l'honorable conseillère suisse. Même le quotidien le Monde, toute prétention d'exhaustivité au vent, semble méconnaître l'existence même d'une Suissesse de ce nom. Fréquemment en compétition avec celui de J.-M. Colombani, le papier aux destinées duquel préside S. July (désormais sous la bannière des Rothschild), ignore tout aussi superbement la diplomatie d'un proche voisin. Est-il nécessaire d'évoquer le Figaro, le Parisien ou l'Humanité ? Rien ! Pas même les journaux financiers tels la Tribune ou les Echos, dont l'intérêt pour la Suisse est établi... Il ne paraît pas l'être, selon ces médias très « sérieux », lorsque ce pays se préoccupe de questions qui ne relèvent pas de la gestion de patrimoine. C'est dire à quelle triste simplification la Suisse est réduite. Il en est malheureusement de même de ce qui tient lieu d'opinion dans les pays arabes, proches ou lointains, publics ou privés, « libres », « indépendants » ou soumis aux contraintes rituelles de la langue de bois. Il faut bien noter que les lecteurs dans ces pays sont plutôt invités à n'accorder qu'une importance relative à une Suisse (« ... au-dessus de tout soupçon »), où nombre de leurs dirigeants placent en toute quiétude et discrétion une épargne dont personne ne songe à exiger l'origine. Quoi qu'il en soit, s'il arrivait à ces médias d'en parler, ce n'est pas en Europe ou en Amérique qu'on s'arracherait leurs pages pour découvrir ce qu'un obscur journaliste, d'une publication anonyme, d'un pays méconnu, en pense. Il est bien établi que les opinions publiques arabes, plus largement celles du tiers-monde, n'existent que dans la stricte mesure où elles remettent en cause les ordres établis... chez eux ! Ce que les Arabes pensent du reste du monde pèse du poids de l'insignifiance. Les quotidiens suisses n'ont pas été davantage prolixes. Tout laisse à penser qu'ils ont définitivement admis l'idée qu'en fin de compte leur pays gagnerait à demeurer discret. Sous le titre « De Calmy à Condi », teinté d'une glorieuse autodérision dont les Suisses ont le secret, le quotidien helvète le Temps, du 7 février, se contentait de rapporter sous une symétrie feinte : « Deux femmes, ministres des Affaires étrangères, se sont croisées sans se voir à Jérusalem. Dans son voyage en Palestine et en Israël, davantage tournoi-exhibition que moment historique, Micheline Calmy-Rey a utilisé au maximum les petites plages diplomatiques qu'il reste à la Suisse pour faire entendre sa faible voix. Elle a été juste dans l'utilisation savamment mise en scène des gestes symboliques... » Dans son édition du 9 février, le même journal s'en était ému, déplorant que la région « en pleine effervescence diplomatique liée à la reprise des pourparlers de paix n'offrait guère d'espoir de visibilité pour la diplomatie suisse », reprochant ainsi à mot couvert à son ministre de n'avoir pas été plus heureuse dans le choix des dates. Ces commentaires restent dans le cadre d'une Suisse trop petite pour être grande, trop « spécialisée » pour traiter des questions qui ne relèvent pas des prérogatives que les « grands » ne concèdent qu'à eux-mêmes. Une question pourtant demeure : A quoi donc cette estimable ministre dut-elle d'avoir été ainsi proprement ignorée par les grands réseaux mondiaux d'information ? Sous la plume de Paul Berthoud, ancien directeur au secrétariat des Nations unies, on peut lire ceci, dans la Tribune de Genève du 11 février 2005 : « A l'occasion de la visite au Proche-Orient de la conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey, le gouvernement israélien s'est plaint des jugements hostiles portés en Suisse sur Israël (...). Il est vrai que l'opinion en Suisse, dans ses diverses expressions, est aujourd'hui beaucoup plus critique de la politique du gouvernement israélien qu'il y a une dizaine d'années. (...). Le souvenir de la Shoah pesait comme une chape de plomb sur la question et rendait difficile une appréciation objective de ses paramètres fondamentaux. (...) Figée dans la compassion qu'évoque naturellement le traitement atroce subi par le peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale, culpabilisée aussi en face d'une abomination qui avait germé dans la culture chrétienne occidentale, l'opinion semblait incapable d'apprécier d'une manière objective l'évolution de la question de la Palestine... Dans l'affrontement qui déchire actuellement le Proche-Orient, Israël est l'occupant et le peuple palestinien l'occupé, Israël l'oppresseur et le peuple palestinien l'opprimé. L'occupant poursuit inlassablement depuis plus de trente-sept ans l'accaparement progressif de portions de la terre palestinienne et le contrôle de sa population, et bafoue ce faisant avec arrogance le droit international au mépris de la communauté des nations. » L'auteur termine ainsi sa lettre, intitulée « Sommes-nous trop sévères à l'égard d'Israël ? » « La Suisse place le respect et le développement du droit international parmi les éléments importants de sa politique étrangère, et il n'est guère surprenant que l'opinion suisse s'indigne des actions d'un gouvernement qui met au défi la communauté internationale avec autant de persistance et autant de désinvolture. Le poids du passé, les silences dont la situation dans les territoires occupés fait l'objet et la désinformation à laquelle nous sommes constamment exposés au sujet des positions et des intentions des parties nous empêchent encore trop souvent de nous prononcer sur les actions du gouvernement israélien avec la sévérité qu'elles méritent. » On me pardonnera la longueur de la citation. La limpidité du propos me tiendra lieu d'excuse. Y aurait-il dans ces arguments quelques-uns de nature à expliquer le silence universel qui entoura le périple de cette ministre dans cette région du monde où elle ne fut reçue, en Israël tout au moins, que du bout-limite de la courtoisie qu'il convient d'accorder à une femme d'Etat. Nous laisserons à nos amis Suisses et Européens le soin de décider des formes convenables d'honorabilité qu'ils se doivent mutuellement. Il est un fait qu'au cours de cette semaine-là, la Suisse n'a pas été épargnée. Si l'on peut dire. Et là aussi les transnationales de l'information - suivies par tout ce que la planète compte de moutons de Panurge (et Dieu Seul sait combien en ces métiers, ces ruminants prolifèrent) - ont brillé par leur discrétion. Cela commence, le 7 février, par une insolite prise d'otages (ou un hold-up on ne sait pas trop) à l'ambassade d'Espagne à Berne, dont, jusqu'à ce jour (et jusqu'à plus ample informé), on ne connaît ni l'objet ni les instigateurs, puisque les malfaiteurs quittèrent les lieux bien avant que la police n'en fut alertée. (2) L'opération aurait débuté peu avant 8 h. L'unité spéciale « Stern » de la police locale a pénétré dans le bâtiment vers 13h30, découvrant des locaux vides. Vides depuis presque six heures. Vides comme les réponses aux questions multiples que n'importe qui se serait posées, en vain. Puisque de cet événement, on ne trouve plus trace nulle part. Il ferait partie de ces choses que quelqu'un a néantisées et qu'il aurait suggéré à tous les médias de la planète d'ignorer. Cela se continue par une étrange proposition de l'Arabie Saoudite qui, hébergeant une importante réunion des responsables de la sécurité et du renseignement d'une cinquantaine de pays (3), proposa que le futur « Centre international (de lutte) contre le terrorisme » ait son siège en Suisse. Certes, on ne prête qu'au riche. Le seul inconvénient cependant est que la Suisse ne participait pas à la réunion de Riyad et n'avait pas été informée de l'honneur qui lui était fait. Résumons-nous Il y a des nations reconnues comme telles. Personnes n'ignore le nom et le génie de leurs dirigeants, le prestige de leurs villes, les glorieuses étapes de leur histoire, la grandeur de leurs hommes de science et de culture, la sagesse de leur régime politique, la richesse, la diversité de leur nature et de leur industrie... Il en est d'autres, pas moins respectables, non, mais tout le monde s'accommode peu ou prou de l'idée qu'elles demeurent plus anonymes, plus discrètes, plus effacées... Il paraît presque « normal » que soit ignorée jusqu'à l'existence de pays - à la périphérie du monde - tels le Burundi, le Swaziland, le Bhutan, Oman, l'Abkhazie, la Papouasie, le Surinam ou le Lesotho. Mais qui connaît - en dehors des géographes, des professions spécialisées ou de potaches à la veille d'un examen - le régime politique ou les hommes d'Etat de pays tels que les Pays-Bas, la Norvège, le Portugal, le Danemark, l'Irlande, la Bulgarie, la Moldavie, la Finlande... Nous vivons un monde où l'Empire répugne à ce que des vassaux empiètent sur une fonction qu'il tient à ne céder à personne d'autre qu'à lui-même : la diplomatie. Les sujets n'auraient, dans ce partage contraint des rôles, pour seule pratique politique que l'intendance de leurs circonscriptions administratives. La politique relèverait d'une conception du monde et des hommes qui n'appartient, selon cette vue, qu'aux seigneurs qui quêtent et explorent les « frontières ». Les Français nous entretiennent souvent de grandeur et tentent (en y réussissant parfois) de nous persuader que cela n'a rien à voir avec la taille. Cependant, aucune nation ne s'est jamais grandie à diminuer ses voisins et ses partenaires. Mieux : les préceptes de la noblesse britannique (ce que les insulaires de cette région ont rarement pratiqués) nous enseignent ce qu'il y a de pragmatique en une intelligence politique respectueuse de ses adversaires. 1) AP, dimanche 6 février 2005, 18h57 2) AP, lundi 7 février 2005, 21h01 3) Reuters, le mardi 8 février 2005, 16h20.