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Mohamed Hamouda Bensaï : un esprit infortuné

Bien qu'à plusieurs égards, il réponde aux «critères» d'un écrivain ou d'un poète «maudit», Mohamed Bensaï dit Hamouda, ne peut être mis au même rang qu'El Houtaia l'errant, assimiler à Verlaine le peiné ou Rimbaud le malheureux ni à rapprocher de Pouchkine le trompé et tant de noms qui tantôt se moquaient de leurs conditions tantôt s'en plaignaient. Honnis, rejetés, sans gloire de leur vivant, jamais la postérité n'a pu les renier.
Homme de foi, Bensaï s'est remis de sa longue léthargie et sa grande détresse dans une lucidité que l'âge n'avait pas ramollie. L'ancien étudiant à la Sorbonne du début des années 1930, a vécu 96 ans (1902-1998), une véritable traversée du XXe siècle, vivotait en reclus dans une adversité aussi cruelle qu'absurde et évoluait dans la crainte et le sentiment de persécution. Dans le besoin, Bensaï rappelle Mustapha Sadek Rafii et évoque Nicholas Gilbert dont le génie est honoré par François de Neufchâteau.
L'indigence altère-t-elle le cerveau ? comme le suggère François de Neufchâteau. Pas toujours. Ces dernières années, une petite percée post mortem a tiré Bensaï, un tant soit peu, de l'anonymat grâce à un petit livre sur son maître, Abdelhamid Benbadis, et des interventions ici et là dans la presse sur Benbadis, l'Emir Khaled, Isabelle Eberhardt…
Dans son implacable destinée, Bensaï était un méticuleux à la tyrannie de l'organisation. Il gardait ainsi jalousement chez-lui dans sa modeste «dar la commune» à Batna, des documents de tous ordres et les datait minutieusement. On peut dire que la précision était un trait de caractère chez lui malgré tout. Grâce à cette qualité, j'ai pu découvrir chez ses rares connaissances, deux textes qui esquissent les contours d'une stature que l'on prévoyait immense mais qui a prématurément culbuté à Paris (les années 1930) pour ne tenter de rebondir qu'au soir d'une vie tourmentée (les années 1980).
Les deux textes en question offrent une idée sur Bensaï, élève de Ben Badis, maître de Bennabi, ami de Gide, ennemi du colonialisme, victime du mépris, fidèle compagnon du dénuement… Ils le présentent sous des lueurs plus sublimes. Lui, le sorbonnard des années 1930 que le dur besoin a mué en manœuvre dans les usines, en écrivain public dans un café à Batna, sa ville natale où certains le prenaient pour un fou.
Une relation intellectuelle : Han Ryner
A Paris au cours des années 1930, Mohamed Bensaï fréquentait assidûment les milieux intellectuels et les cercles animés par des écrivains de renom. Il assistait à certaines de leurs conférences et débats. C'est ainsi qu'il fit la connaissance de Han Ryner et se lia d'amitié avec lui. Bensaï rappelle d'abord une appréciation de Ryner sur un texte qu'il lui avait auparavant soumis, comme il avait coutume de faire avec André Gide.Une lettre trouvée dans ses documents personnels offre des éléments d'éclairage sur les rapports entre les deux hommes et situe le personnage dans ses débuts, avant la longue période morte dans sa vie d'intellectuel qu'il aurait dû être.
Cet écrivain, Han Ryner, que je revois encore, malgré le temps écoulé, avec sa bonhomie souriante et sa barbe de Tolstoï français, dans son modeste appartement de l'île Saint Louis, me reçoit, comme la première fois, avec beaucoup d'affabilité. Au cours de la conversation (nous parlâmes d'Henri Bergson qui était fort à la mode et dont il me dit : «C'est la moitié d'un poète et le quart d'un philosophe.») Il me fit l'éloge de Paul Valéry. Je lui répondis : «Paul Valéry écrit très bien, mais je trouve que son style est lourd.» Il en convient et dit : «Oui ! Il a le rythme pesant des légions romaines.»
En me remettant mes manuscrits, il me dit : «Vous écrivez fort joliment le français, et bien des écrivains et non des moindres seraient très heureux de l'écrire aussi bien que vous.» Je fus profondément ému d'entendre un tel éloge dans la bouche de cet écrivain dont un journaliste de Paris-Soir, au lendemain de sa mort, devait écrire, non sans raison, qu'il pouvait mettre volontiers, dans sa poche, un quarteron d'académiciens et autant de membres de l'Institut. Au moment de le quitter, il m'accompagna jusqu'à la porte et, en me serrant la main, me dit ces paroles que je n'ai pas oubliées : «Jeune homme, dites toujours la vérité et ne craignez jamais personne. Quand la vérité parle, le mensonge se dérobe.»
Le tristement célèbre article de Ferhat Abbas : «La France, c'est moi», publié en 1936, dans le journal L'Entente franco-algérienne, du docteur Mohamed Salah Benjelloul, l'assimilationniste algérien en chef, dans lequel, niant l'existence d'une Nation algérienne, dit avoir «fouillé partout, même dans la poussière des cimetières, sans rien trouver qui pût l'attester», avait soulevé l'ire des politiciens comme Messali Hadj, ou d'intellectuels comme Bensaï et Bennabi.
Ce dernier lui avait alors répliqué par un billet acéré intitulé «intellectuel ou intellectomane», qui, faute de tribune, n'a été publié qu'en 1991 par Hamouda Bensaï qui en avait gardé une copie, soit cinquante-cinq ans après cet épisode malheureux qui a entaché le parcours d'un grand homme politique de l'acabit de Abbas.
Une position politique : face à Farhat Abbas
Quittant la réserve dans laquelle il s'est confiné, renouant plus ou moins avec l'activité intellectuelle qu'il a abandonnée, Hamouda Bensaï, qui en avait bel et bien gardé une copie chez lui depuis 1936, a fait publier la réplique en question, dans la modeste revue Er Raouassi, paraissant à Batna et d' audience insignifiante. Bennabi a rapporté dans son livre de souvenirs intitulé Pourritures qu'il est possible que Bensaï eût pu garder copie de la réplique en question. Ce qui s'est avéré exact. A propos de Ferhat Abbes toujours, Hamouda Bensaï, a rédigé un texte en guise de post-scriptum à une lettre datée de 1980 et dont nous ignorons à qui elle fut adressée. Nous la considérons comme simple bribe d'écrits disparus ou enfouis quelque part.
Les reproches formulées par Bensaï traduisent les divergences de vue des deux hommes aux postures différentes sur la nature du colonialisme français. Abbas, adjoint de Benjelloul, politicien plein d'avenir, gardait alors foi dans les promesses du colonialisme et donnait crédit à ses paroles alors que Bensaï, à l'époque étudiant dont la thèse a pâti des interférences et des pressions et qui a fini par se retrouver sur le carreau, les déniait tout en prédisant le pire. «En 1935, à Paris, au cours d'une réunion d'étudiants algériens présidée par Ferhat Abbas, dans un café de la place de l'Odéon, ayant émis une réflexion qui lui déplut, il me rabroua par ces mots : ‘‘Qu'est-ce que tu te crois toi ? Tu es encore au biberon''.»
En février 1945, à Mila, lors des obsèques du cheikh Moubarak El-Mili, je vois Ferhat Abbas, entouré de ses amis, marcher fièrement, la tête haute, comme s'il était un «führer». Cela me déplut. Arrivé à ma hauteur, il se fit plus modeste et me fixa d'un long regard. Dans ses yeux, je vis comme une secrète inquiétude. Il avait perdu de sa superbe. Et il devait savoir qu'à Batna, ne me souciant ni des sarcasmes ni des injures, j'avais dénoncé le «Mouvement des Amis du Manifeste» comme une dangereuse aventure. S'il était venu à moi et s'il m'avait parlé, je lui aurais dit : «Abbas ! J'en suis toujours au biberon. Mais toi, te lançant dans une politique hasardeuse, sur la foi de promesses trompeuses, sans la garantie officielle des alliés de la France, regarde où tu mènes notre pauvre peuple ! Un grave danger nous menace. La provocation avait été mûrement préparée. Et la répression aussi. Hélas !» Aujourd'hui, j'ajoute que, même avec la garantie des alliés, nous n'étions pas sûrs du lendemain. Les accords de Genève de 1954, garantis par les quatre grandes puissances, ont-ils empêché l'affreuse guerre d'Indochine et le martyre d'un peuple innocent ?
Editions Alem Al Afkar. Alger 2008.
Notes :
De la strophe qu'il lui a réservée, le quatrain suivant est fort expressif de la condition humaine de ce genre de génies outragés à travers les âges et les lieux : Au rang des bons esprits dont j'exhume la gloire
Dois-je placer Gilbert ? Parmi nous étant né
Du Dernier Jugement ce chantre infortuné
L'indigence altéra son cerveau pindarique
Jacques Elie Henri Ambroise plus connu sous le pseudonyme de Hans Ryner (né à El Ghazaouet en 1861 et mort à Paris en 1938). Ecrivain, journaliste, auteur de dizaines d'ouvrages. Franc–maçon, anarchiste et pacifiste, il est connu pour son individualisme.
– cf. Mémoires de Messali Hadj , ouvrage publié en Algérie.
– Dans le journal La Défense de Lamine Lamoudi avait refusé de publier la réplique de Bennabi pour le motif qu'«il ne faut briser la carrière de nos rares politiciens». L'argument avait soulevé en son temps l'ire de Bennabi.


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