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Le règne de l'imprimé
Publié dans El Watan le 29 - 03 - 2014

Les différentes entrées du Salon du Livre sont prises d'assaut par une procession humaine qui ne cesse de grossir. Dès que la dernière barrière est franchie, un brouhaha assourdissant accueille le visiteur.
A l'horizon, se profile rapidement le stand de l'Algérie. Le lecteur n'a pas besoin de beaucoup de temps pour se retrouver au milieu des éditeurs algériens réunis par l'ENAG sur une surface assez conséquente avec trois façades qui jouxtent le Liban, le sultanat d'Oman et le Maroc. Dans le stand règne une ambiance bon enfant. Les visiteurs reconnaissent les éditeurs et des discussions s'enclenchent sur les nouveautés et les auteurs susceptibles de venir faire des dédicaces.
Un exposant affirme que les essais se vendent mieux que les romans. Saïd Sebaoun, éditeur chez Casbah, nous parle des ouvrages plébiscités par les lecteurs, les deux premiers jours du Salon, en précisant que «c'est toujours l'essai historique qui est prisé». Et, il cite le témoignage d'Abdenour Si Hadj-Mohand, Kabylie 54-62 qui serait l'ouvrage le plus demandé par les visiteurs. D'autres titres sont réclamés par les lecteurs comme les albums de Dilem ou le dictionnaire du cinéma algérien d'Achour Cheurfi. La littérature ne semble pas se vendre bien en effet.
Dalila, enseignante de lycée venue de Lille et habituée de ces grandes rencontres, donne une explication sur la désaffection des lecteurs pour la littérature, en affirmant : «Vous savez, il y a un peu plus d'un mois s'est déroulé le Maghreb des Livres à l'Hôtel de Ville de Paris, et là je peux vous dire que ce fut une grande fête pour le roman algérien avec la présence en force des auteurs.» La proximité entre les deux maillons de la chaîne de l'édition favorise les échanges et les acquisitions. Dalila ajoute plus loin : «En plus, l'entrée était gratuite et là, il faut débourser dix euros par personne, ce qui pénalise les sorties en famille.»
Un éditeur algérien qui a requis l'anonymat parle de son côté du malaise qui touche le roman car, selon lui, «le roman se vend toujours mal en Algérie et sa fabrication n'est pas une sinécure.» Et, selon le même interlocuteur, «pour qu'un roman soit rentable, il faut qu'il se vende à cinq mille exemplaires.» Peut-être que les pouvoirs publics doivent s'intéresser de plus près à la promotion de la littérature algérienne qui recèle, malgré toutes ces avanies, des talents indéniables. Dans un coin du stand, Mustapha Bensahli, expert en fiscalité, dédicace son livre à des lecteurs intéressés ainsi que l'inusable Kaddour M'hamsadji et son petit-fils qui vient de signer un roman sur les mondes parallèles. On y rencontre aussi l'enthousiaste libraire Ali Bey qui évoque la possibilité d'acheter les droits de La source de Claire Mauss-Copeaux où il est question du massacre d'Oudjahane dans la région d'El Milia (voir Arts & Lettres/El Watan du 18/01/14).
A quelques encablures de là, une grande animation agite le stand des écrivains du bassin du Congo. Cette année, les organisateurs ont mis la lumière sur cette partie de l'Afrique qui a toujours donné au continent de très bons auteurs. Au programme, une série de conférences et de débats sur l'état de la création en Afrique, les possibilités de développer les échanges entre auteurs et la circulation des productions littéraires à travers le continent. Le poète d'origine congolaise, Gabriel Okoundji, a reçu à l'occasion du Salon un prix pour l'ensemble de son œuvre poétique.
Mais le moment tant attendu arrive tout de suite après, lorsque le poète slameur d'origine camerounaise, Marc Alexander Oho Bambe, dit Capitaine Alexandre, avec sa dégaine de dandy, s'est emparé du micro pour emblaver ses vers lyriques sur l'assistance, extraits de son recueil, Le chant des possibles, paru dans la collection Harlem Renaissance des éditions La Cheminante. La réaction du public était à l'étonnement, tellement c'était envoûtant et bien interprété. Les mots du poète et sa présence scénique ont déjoué la cacophonie des musiques et des bruits de fond. On a l'impression que la poésie quand elle est bien faite parvient toujours à avoir le dessus sur les nuisances sonores. Le changement de plateau des intervenants après ce moment délicieux de rimes permet aux visiteurs de progresser vers le centre du salon.
Dans un coin qui semble intimiste, la voix de Benjamin Stora attire l'attention. Assis à côté de Abdelwahab Meddeb, les deux universitaires présentent le travail colossal sous forme d'encyclopédie qu'ils viennent de diriger, à savoir : Histoire des relations entre Juifs et Musulmans, Des origines à nos jours. Meddeb affirme avoir exhumé un texte d'un lettré juif du XIe siècle qui écrivait en arabe et qui citait des versets coraniques pour étayer ses démonstrations. Cette encyclopédie, qui est un véritable succès de librairie, a été rapidement traduite en anglais par les prestigieuses presses de l'université de Princeton. Dans le prolongement des propos de Meddeb, Jean Mouttapa, éditeur de cette encyclopédie chez Albin-Michel, exprime sa joie quant à la réception faite à cet ouvrage de référence et de la possibilité de sa traduction prochaine en arabe. Il tempère l'enthousiasme de certains en disant : «La traduction en langue arabe est un travail de longue haleine, mais nous faisons confiance aux universitaires marocains qui sont en train de s'atteler à cette tâche ardue. Nous aurons la version arabe dans trois ans.»
Le Salon du Livre de Paris permet aussi des échanges sud-Nord, les textes publiés en Algérie trouvant parfois des débouchés éditoriaux en France. C'est ainsi que dans l'imposant stand des éditions Actes-Sud, Marie Desmeures, l'éditrice qui s'occupe des littératures africaines, annonce la sortie de Meursault : contre-enquête de Kamel Daoud au mois de mai en France, après sa parution chez Barzakh, lors du Salon du Livre d'Alger en 2013. Dans le même stand, la présence de l'écrivain égyptien, Alaa Al Aswany, draine un public nombreux pour la dédicace de son nouveau roman, L'automobile club d'Egypte. Comme toujours, l'auteur discute avec ses lecteurs. On est loin de l'émeute causée par certains dessinateurs de mangas qui sont assaillis de tous les côtés. Pour rester dans le rayon de la BD, il faut signaler la sortie aux éditions Casterman d'un inédit de Tintin.
Le petit reporter belge propose à ses fans une aventure intitulée La malédiction de Rascar Capac qui remonte à 1943. Elle est la version originale de l'album Les Sept boules de Cristal. Beaucoup d'autres surprises surviennent dans les allées du salon, comme de croiser un écrivain venu incognito pour prendre la température de la manifestation. Ainsi, Anouar Ben Malek exhibe sous nos yeux une invitation qui signifie qu'il n'est là que pour rendre visite à certains de ses collègues en dédicace. Cet exercice devient pour certains écrivains un moment fastidieux, car la présence de nombreux écrivains sur les stands crée souvent une disproportion entre les auteurs. Et beaucoup avouent bouder le salon pour cette raison liée en partie à l'absence de lecteurs lesquels, crise oblige, limitent leur budget d'achat de livres. Paradoxalement, et au vu de l'engouement populaire durant les trois jours du salon, on peut dire que l'imprimé a de beaux jours devant lui, n'en déplaise aux cassandres qui ne cessent d'annoncer la fin du livre en papier.


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