Contrairement à certains esprits chagrins d'outre-Méditerranée qui, sous de fallacieux prétextes, appuient qu'Albert Camus est censuré, voire peu étudié en Algérie, voici un ouvrage, Quand les Algériens lisent Camus* qui affirme haut et fort combien le Prix Nobel de littérature 1957 est discuté et critiqué, adulé et fustigé, enseigné et imité par des Algériens, dans son pays natal. C'est l'argumentaire des quatre auteures de cet essai-dictionnaire, toutes des universitaires (Amina Azza-Bekat, Afifa Bererhi, Christiane Chaulet-Achour et Bouba Mohammedi-Tabti), lesquelles recensent par ordre alphabétique plus de 200 auteurs nationaux ayant écrit qui un article, qui une étude, qui une lettre ouverte, qui un livre, sur un écrivain demeuré controversé en Algérie. En effet, de la guerre de décolonisation à une cinquantaine d'années plus tard d'un pays post-indépendant, Camus a enduré un long procès, souvent injuste car il n'est jugé qu'à charge bien qu'il existe quelques dépositions à sa décharge. Au préalable, les reproches, voire les accusations sans appel sont souvent injustifiées car à connotation idéologique unilatérale. Les plus récurrentes sont l'absence des «Arabes» dans l'œuvre camusienne, l'interprétation du fameux choix entre «la mère et la justice» et l'algérianité de l'auteur. A propos de l'absence des «Arabes», anonymes, dans les livres strictement littéraires de Camus (car ils sont présents dans ses écrits journalistiques), elle ne fait que traduire la réalité coloniale : un communautarisme tacitement raciste où chacun était enfermé dans son ghetto spatial et linguistique, les Français se revendiquant Algériens et les «indigènes» s'estimant Arabes, selon les dogmes d'Ibn Badis repris par les mouvements nationalistes en dépit de la «crise berbère de 1949». En outre, l'inexistence des Arabes, démographiquement majoritaires, obéit à la liberté d'un écrivain d'être maître d'œuvre de son œuvre de fiction tout en étant lucide puisqu'il répondit dans une lettre de 1953 à Mouloud Feraoun que — grosso modo — il appartenait aux autochtones d'exprimer de l'intérieur leurs vérités (in L'IvrEscQ, n° 16, février-mars 2012). S'agissant du thème de «la mère et la justice», la première est d'ordre strictement biologique, ainsi que l'a affirmé Camus à maintes reprises : une pauvre femme qui — contrairement à son fils — a vécu en entente intelligente avec les Arabes de Belcourt jusqu'à sa mort en septembre 1960. En conséquence, elle ne représente nullement la France aux yeux de son fils ainsi que d'aucuns l'ont interprété abusivement ou le pensent encore. «C'est la seule phrase de Camus qui ne soit pas absurde… la mère est au-dessus de tout», clamait a contrario le poète Momo (de son vrai nom Himoud Brahimi, p 130) qui exprime ainsi une réalité. En effet, en terre méditerranéenne, on distingue une quasi sacralisation de la mère dans toute relation familiale et surtout conflictuelle car — c'est la dure loi des hommes — que «ta mère pleure et non la mienne», enseigne la vieille sagesse populaire. Enfin, pour celui qui n'a jamais discuté son statut de «Français d'Algérie», interroger son algérianité (encore faut-il circonscrire ce concept) relève du déraisonnable. Depuis «Camus l'Algérien», intitulé de l'hommage que lui a rendu la revue Simoun dans son n° 31 de 1960, (avec la participation de Français et d'Algériens : Marguerite Taos Amrouche, Djamila Debèche, Mohammed Dib, Mouloud Feraoun, Mohamed-Aziz Kessous et Kaddour M'Hamsadji), il est question d'une algérianité sentimentale basée temporellement plus sur une géographie littéraire que des contingences extérieures politico-juridiques. Soyons réalistes : aujourd'hui, ni le jus solis (droit du sol) ni le jus sanguinis (droit du sang), ces deux contraignantes dispositions du code de la nationalité algérienne (celui de 1963 ou, revu et amendé, de 1970), n'autorisent Camus à être Algérien, fût-il «à part», selon ses propres termes. La «nationalité littéraire», chère à l'écrivain Malek Haddad, ne coïncide pas, dans le cas d'espèce, avec la froideur juridique des normes de la citoyenneté ou de la nationalité. En fait, le seul grief incontestable de nombreux Algériens à l'encontre de Camus demeure la position de ce dernier pendant la guerre de Libération nationale. A l'inverse de ce qui a été écrit (le paradigme d'un «homme déchiré par le conflit»), elle a le mérite d'être d'une évidente clarté dans les textes de l'homme-journaliste, notamment dans Actuelles III- Chroniques algériennes (juin 1958) : Camus a été contre le FLN et, pour lui, l'indépendance de l'Algérie apparaissait comme une «chimère». Voilà une des rares myopies de Camus, aveuglé aussi par le soleil du pays résumé pour lui en de mythiques «villes sans passé». Cependant, s'il a été politiquement un adversaire, Camus l'humaniste n'a pas été pour autant un ennemi du peuple algérien. A sa décharge justement, on se doit de retenir ses multiples interventions pour libérer des nationalistes de la guillotine ou des affres des prisons coloniales, quelques rares Algériens — et les auteures ont le mérite de le rappeler, avec liste nominative (pp. 221-222). Sauver des vies humaines n'est-il pas plus noble et efficace que toute parole politique —, art par excellence de l'éphémère ? Camus lui-même l'a écrit dans sa pièce de théâtre Les Justes (1950), si problématique de sa philosophie politique en matière de violence révolutionnaire : «Celui qui écrit ne sera jamais à la hauteur de ceux qui meurent». En définitive, nulle mieux qu'une personnalité qui n'est pourtant ni écrivain, ni journaliste, ni universitaire, n'a résumé admirablement le regard de la majorité des Algériens sur Camus. Il s'agit du cinéaste Abderrahmane Bouguermouh qui souligne (p 40) : «Il (Camus) était véritablement, intellectuellement, sensiblement Algérien, mais il n'était pas politiquement Algérien — c'est tout ce que je lui reproche.» Voilà une déclaration précieuse comme tant d'autres figurant dans un ouvrage collectif qui s'avère une prodigieuse mine de renseignements. De découvertes en surprises, nous rencontrons des signataires illustres (jusqu'aux présidents Ferhat Abbas et, plus inattendu, Chadli Bendjedid) et inconnus, d'hier à aujourd'hui, qui témoignent d'un intérêt évolutif, marqué généralement par un caractère pro ou anti-camusien, sans toutefois apporter des réponses définitives à la hauteur des enjeux suscités par une telle œuvre-vie. «Il n'y a pas un discours algérien sur Camus mais des discours, des manières différentes d'aborder son œuvre», insistent en liminaire les auteures. Ces diverses approches, parfois de la même encre, dévoilant souvent d'interminables débats enflammés, cesseront-ils un jour pour situer Camus devant la critique algérienne, sereinement et sans bavures ? Nous ne pouvons que l'espérer, dans la perspective de l'identité en formation d'une Nation libérée de son passé colonial. *Amina Azza-Bekat, Afifa Bererhi, Christiane Chaulet-Achour et Bouba Mohammedi-Tabti. «Quand les Algériens lisent Camus» (Alger, Casbah Editions, 2014, 229 p).