le musée du Luxembourg a récemment consacré une très belle exposition à la partie profane de l'œuvre de Paolo Véronèse. Paolo est né en 1528 à Vérone. Dans ses Vies de Peintres, Vasari dira que c'est le fils d'un tailleur de pierre. Pourtant, lorsque l'ouvrage est publié en 1568, Véronèse a quarante ans et se trouve au sommet de sa gloire, adulé par les maîtres de la république de Venise. Ce jugement hâtif traduit à la fois les rancœurs qui opposaient l'école florentine à l'école romaine, d'une part, et à celle vénitienne, d'autre part, mais également les fluctuations dans l'appréciation que les uns et les autres ont pu avoir à travers les âges de cet artiste flamboyant. C'est son père Gabriele, brillant artisan, qui décidera de le confier dès ses treize ans à l'apprentissage d'Antonio Badile, adepte de Bellini. Paolo di Gabriele passera le plus clair de son temps à copier les œuvres des grands peintres de la Renaissance, en particulier Dürer et le Parmesan. A 23 ans, il reçoit ses premières commandes dont un portrait qu'il signera du nom qu'il s'est octroyé, Paolo Caliari. Mais la magnifique fresque qu'il peint la même année pour la chapelle de San Francesco della Vina, va lui valoir de porter à jamais le surnom de Véronèse. L'œuvre révèle une touche proche du maître vénitien Titien auquel il emprunte les teints doux des visages de femmes, les coloris palpitants des étoffes et les blancs des colonnes et marbres. Il sait déjà combiner le trait précis du dessein et les élans passionnés du maniérisme. Vasari avait rapporté dans son livre la petite phrase de Michel-Ange devant le Danaé de Titien dans laquelle il regrettait que les Vénitiens « n'apprennent pas, dès le départ, à dessiner juste ». Une rupture avec les rigidités byzantines Cette sentence avait fait grand bruit dans une Italie où s'opposaient les tenants florentins et romains de la rigueur du dessin aux Vénitiens qui privilégiaient l'éclat du coloris et la sensualité des corps nus. En dépit de l'admiration qu'il vouait à Michel-Ange à qui il doit sans doute son penchant prononcé pour l'architecture, le jeune Véronèse choisira le maniérisme, en le mettant toutefois au service d'une technique irréprochable. Il en donnera une preuve éclatante l'année suivante avec sa Tentation de saint Antoine où la blancheur sensuelle de la courtisane contraste avec le brun du corps redoutable d'un faune aux muscles saillants et comme surgi de l'ombre menaçante. On devine les influences du Corrège, autre grand maître de la Renaissance et du Parmesan. Nous sommes, au milieu du XVIe siècle, à la croisée des chemins. Les références aux peintres géants du Quatrocento (XVe siècle) sont encore vivaces, mais déjà s'annonce une nouvelle tendance plus audacieuse et plus libertine. Les précurseurs de la Renaissance, comme Giotto ou Fra Angelico avaient, tout en restant dépendants de l'Eglise, déjà créé une rupture avec les convenances du Moyen Age, en s'éloignant de la rigidité byzantine et en encourageant un style plus étroitement lié à la grandeur de la Rome antique. Cette forme d'inspiration a favorisé une plus grande curiosité, non plus seulement pour les sujets sacrés, mais aussi pour l'homme et la nature. L'invention de l'imprimerie facilite la diffusion des traités d'architecture, d'anatomie et de statuaire antique. Certes les thèmes de la peinture et de la sculpture restent d'inspiration sacrée, mais ils n'arrivent plus à taire la sensualité des corps. Michel Ange a sculpté la Pietà ou le Moise mais lorsqu'il dévoile la fresque que le Vatican lui a commandée pour la chapelle Sixtine, la réprobation est générale. Il lui est ordonné de recouvrir de drapés les nus les plus audacieux. L'église réformiste s'empare de la polémique pour exiger que soient bannies des églises toutes représentations lascives. Comme on le voit, la peinture moderne apparaît à la fin du XVe siècle comme un véritable enjeu de civilisation. Mais il est trop tard et l'Eglise n'est plus pour les artistes, le seul commanditaire sur la place. La fin du Moyen Age voit des villes prospérer et les mécènes (princes ou marchands) faire leur apparition sur un marché de l'Art qui explose. Ces derniers sont moins « coincés » dirait-on aujourd'hui, sur les interdits moraux et les tabous. La mythologie antique avec ses nus et ses dieux ou déesses voués à l'amour va finir de libérer les créateurs. Véronèse l'emporte sur le Tintoret Fort de sa jeune renommée acquise à Mantoue, Véronèse a la chance d'être appelé par la République de Venise où il pourra exercer ses talents sans contrainte. Il commence par décorer la salle du Conseil des Dix dans le palais des Doges. Il peint sur l'ovale central du plafond un Jupiter chassant les Vices dans un style aérien dont les bleus, le ton or ou le granulé des chairs rappellent la majesté des grands nus de Michel Ange de la chapelle Sixtine. Avec les trois allégories des plafonds de la bibliothèque Saint-Marc, Véronèse se voit sacré par son aîné vénitien, le fameux Titien qui le consacre aux dépens de l'autre célébrité locale et son rival de toujours, le Tintoret. Véronèse se place au cœur de l'école maniériste à laquelle il apporte son fameux « blond vénitien ». Il continuera à naviguer entre sacré et profane, toujours au service de la Sérénissime Venise dont il devient le laudateur attitré, mais ne négligeant pas les décorations des villas de Palladio ou les commandes lucratives des Eglises. A trente-huit ans, il va signer pour les Bénédictins du monastère de San Giorgio Maggiore l'un de ses grands chefs-d'œuvre à la fois sacré et profane, Les Noces de Cana. Tout de blanc vêtu, il se met en scène, entouré de Titien et du Tintoret, on le voit jouer de la viole dans un mural dont le centre est occupé par le Christ. Ces libertés qu'il prend avec l'Eglise vont culminer en 1573 avec La Dernière Cène qui orne un monastère dominicain de Venise. Une fois de plus, Véronèse cède à la tentation et transforme le dernier repas du Christ avec ses disciples en une joyeuse fête vénitienne. C'en était trop. Véronèse se fait convoquer par le tribunal de l'Inquisition pour s'expliquer sur ses écarts vis-à-vis de l'orthodoxie religieuse. Fort de l'appui des dirigeants de la Sérénissime, le peintre sauvera sa tête avec cette phrase restée célèbre : « Vous savez, nous autres peintres, nous prenons de ces libertés que prennent les poètes et les fous. » Faisant la sourde oreille aux demandes de modification des censeurs, il s'en sortira en changeant le titre du tableau. Paolo Véronèse avait gagné la bataille de la liberté de créer et du sécularisme pour redevenir profane vers la fin de ce XVIe siècle de tous les fanatismes chrétiens que Max Gallo a, dans un livre récent, comparé avec notre époque.