Héritier d'une famille richissime, Duncan Phillips faisait partie de cette génération d'Américains déterminés à sortir leur pays de son sommeil culturel. Le musée du Luxembourg qui est géré par le Sénat français propose actuellement aux visiteurs venus du monde entier une exceptionnelle exposition basée sur la collection privée de l'Américain Duncan Phillips. Pour comprendre l'engouement pour l'Art des grands capitaines de l'industrie aux Etats-Unis, il faut remonter à la deuxième moitié du XIXe siècle. La guerre de sécession s'achève en avril 1865 avec la capitulation du général Lee. Le Nord industriel et républicain triomphe. L'affranchissement des esclaves du Sud permet aux villes du Nord de bénéficier d'une main-d'œuvre à bon marché, en attendant la grosse vague d'immigration italienne et irlandaise. Dans la foulée, la décennie qui va suivre connaîtra un boom économique sans précédent qui entraînera une explosion culturelle tout à fait nouvelle. Avant cette époque, l'Amérique s'était contentée d'être « la fille aînée de l'Angleterre » et sa culture balbutiante ne parvenait pas à se dégager de la nursery européenne. Pittsburgh a été sans doute la ville nord-américaine qui a le plus incarné cette mutation industrielle et culturelle. La famille Phillips a fait, au cours de cette période qui a suivi la guerre civile, fortune dans l'acier et la banque. Né en 1886, Duncan Phillips fera des études à l'université de Yale avant de devenir l'héritier de cette riche famille. Le jeune Duncan fait partie d'une génération de fils de riches ayant reçu une éducation de haut niveau et décidés à sortir l'Amérique de son isolement culturel. Ils sont les emblèmes d'une jeune puissance qui désire associer sa prospérité aux grandes idées du rêve américain et de « l'enlightment (les lumières) ». Les grandes fortunes se sont ainsi appliquées à créer des musées, des collections privées et des fondations culturelles pour « éclairer leurs concitoyens par les joies de l'esprit », selon le mot d'un des grands magnats de l'époque, Andrew Carnegie. Ils s'appliquent à ramener d'Europe tout ce qui pourrait plus tard servir à faire émerger une école intellectuelle moderne purement américaine. Dans une Amérique où l'impôt sur le revenu n'existait pas encore, ces milliardaires achètent en Europe occidentale des centaines de toiles de la Renaissance, mais aussi des œuvres de peintres plus récents, comme Rembrandt ou Rubens. Duncan Phillips est l'un de ces « tycoons ». Il s'intéresse particulièrement à l'art pictural et publie son premier article avant d'effectuer en 1911, avec sa famille, un voyage initiatique en Europe. Il fera à cette occasion la connaissance du grand marchand d'Art Paul Durand-Ruel. Comprenant que les USA étaient en train de devenir l'eldorado du marché de l'Art, ce dernier avait dès 1900 installé une succursale à New York. Duncan Phillips lui achètera quelques tableaux, dont l'un des grands chefs-d'œuvre de August Renoir, le fameux Déjeuner des canotiers. Dans un livre écrit en 1982 par la veuve du collectionneur, celle-ci révèle que la toile avait été acquise pour la somme fabuleuse (pour l'époque) de 125 000 dollars. Elle ajoute qu'il était probable que le père du marchand « avait payé Renoir 2000 dollars environ ». Le tableau est revenu à Paris pour être le diamant de cette exposition du musée du Luxembourg. Plus tard, le directeur de la National Gallery de Londres offrit pour acquérir le tableau un chèque en blanc à Duncan, qui refusa bien sûr l'offre. Dans son ouvrage Renoir, mon père, le cinéaste Jean Renoir écrit : « Le Grand déjeuner des canotiers, qui est actuellement à Washington, couronne une longue série de tableaux et d'études, de dessins exécutés à la Grenouillère. » Le milliardaire retenait pour sa part que « l'art de Renoir est du peuple et pour le peuple. Comme le Titien et Rubens, il utilise les formes pour exprimer la joie à travers un débordement de vie et de lumière, plutôt que pour analyser ou dramatiser ». Mille trois cents toiles Dix ans plus tôt, l'achat de la toile, Duncan Phillips avait écrit un article incendiaire contre la gigantesque exposition organisée à New York sous le nom de « Armory Show ». Mille trois cents toiles de toutes tendances confondues y avaient été exposées. Le collectionneur, qui était encore sous l'influence de l'impressionnisme et de la Renaissance, s'était insurgé contre l'Art nouveau. Ce qui explique que jusqu'à la fin des années 1930, il a privilégié les œuvres de Monet comme le flamboyant La route de Vétheuil, de Manet, Ballet espagnol, Corot, Genzano, Manet, Femmes se peignant ou encore Delacroix, Chevaux sortant de la mer. Toutes ces toiles figurent dans l'exposition du Luxembourg à côté du sublime La petite baigneuse d'Ingres. Il faut voir de près ce chef-d'œuvre pour mesurer ce que la couleur chair veut dire, loin du virtuel et des reproductions. Mais Phillips est davantage fasciné par Bonnard dont il acquiert plusieurs toiles, par le dessinateur et peintre Honoré Daumier ou par Puvis de Chavannes. En dehors d'une œuvre de Picasso qui appartient à la période bleue de l'artiste, il ne s'intéressera à l'Art moderne qu'à partir du début des années 1930. Il commence par s'approprier des toiles de Matisse et de VanGogh, puis même de Braque, dont il avait pourtant dénoncé la « vulgarité » lors de l'Armory show. L'homme, en esthète éclairé, sait se remettre en question. Il achète treize toiles de Paul Klee, (dont La Cathédrale, qui rappelle à bien des égards les motifs des Houachems en Algérie) et certaines de Kandinsky. Cette magnifique exposition explique sans doute comment l'Amérique, grâce à des collectionneurs comme Duncan Phillips, est passée d'un âge rustre vers les sommets de la modernité artistique. La prospérité aura servi à transférer le goût de génération en génération, le pédantisme cédant peu à peu le pas à la créativité la plus audacieuse. Collectionneur passionné, Duncan Phillips est resté cet esthète modeste qui affirme en conclusion d'une vie consacrée à la contemplation : « Quiconque peut apprécier la beauté sans vouloir se l'accaparer, est plus riche de plusieurs milliers de moments de bonheur que le collectionneur avisé. » L'Amérique a mis sa richesse nouvelle au service de l'Art et l'Art a su lors de grandes crises le lui rendre. Puisse cette sagesse aider nos contemporains à mieux utiliser les périodes de prospérité pour léguer une culture féconde pour les générations futures.