Ce qu'on appelle les «micro-bidonvilles» (de moins de 30 personnes) ont été exclus du recensement réalisé en 1966 et les chiffres les concernant s'en sont trouvés amoindris. «Pour 75 346 personnes habitants dans les bidonvilles français, 62,1 % résidaient dans la région parisienne, c'est-à-dire 46 827 individus, ce qui représente 119 bidonvilles pour 255 sur tout le territoire.»(1) Pour la région parisienne qui regroupe près de la moitié des émigrés algériens, voici, par ordre d'importance, les bidonvilles les plus importants : -Champigny 14 025 habitants (premier bidonville de France) – Nanterre 9737 habitants – Saint Denis 4803 habitants – La Courneuve 2355 habitants – Genevilliers 2292 habitants. Un auteur tunisien note dans son ouvrage sur l'émigration maghrébine que 55% des populations des bidonvilles sont constitués par des célibataires ou isolés, et ce, pour la région parisienne, tandis que dans le reste de la France les familles sont plus représentatives et constituent 75% de la population.(2) Et pour avoir une idée comparative sur les habitants des bidonvilles, notons que les Nord-Africains venaient en tête puisqu'ils étaient 20436 en région parisienne devant 116 Français et 15 311 Portugais. Dans les bidonvilles de toute la France les Maghrébins étaient 31 791 devant 5 907 Français et 15 540 Portugais, représentant ainsi en pourcentage de la population des bidonvilles 42,1% de Nord-Africains, 7,8% de Français et 20,6% de Portugais. C'est dire que les Maghrébins étaient les plus nombreux et que les Algériens représentaient le plus grand nombre. On peut donc dire que le logement social des émigrés avant 1962 était plutôt sommaire, le plus souvent en «meublé». Quelquefois en logement individuel, mais il s'agit surtout de structures désertées par les Français et bien des fois ne correspondant pas au minimum d'hygiène et de fonctionnalité requis — les HLM qui datent de 1959 ne profiteront que bien plus tardivement à l'émigration familiale des étrangers — Au 31 décembre 1967, six ans après les événements d'octobre, il n'y avait que 200 logements HLM ou à normes HLM auxquels ont accédé ces étrangers d'une manière globale. Quant aux foyers «de promotion», plus connus sous le nom de «foyers Sonacotra», leur construction et la gestion des foyers hôtels sur l'ensemble de la France ne date que de 1957. Au moment des événements d'Octobre 1961, les Algériens qui ont pu y accéder était insignifiants. Enfin, il y avait des «foyers économiques» à équipement sommaire et collectif réalisés à partir de rénovation d'immeubles anciens ou d'aménagement d'ateliers ou d'entrepôts et qui se prêtaient beaucoup plus aux opérations d'urgence et avaient donc un caractère provisoire. C'est dire qu'en comparaison avec le Café-Hôtel-Garni, les ghettos et les logements insalubres étaient beaucoup plus le lot commun de la plupart des émigrés algériens avant l'indépendance. Et le poids sociologique de l'émigration algérienne était d'une telle importance qu'on estimait à cette époque que un Algérien sur sept s'emploie en métropole et qu'un Algérien sur quatre y aura vécu. Le «ghetto» et ces centaines de Café-Hôtel-Garni et autres «meublés» ont pu ainsi constituer un espace sordide d'accueil, un bastion de l'ombre où tant de frustrations, de révoltes contenues, de répression et de brimades au quotidien et d'exclusion ont été accumulées qu'elles ne demandaient qu'à s'exprimer. Cette sorte de «bombe sociale» était, à la veille des événements d'Octobre 1961, toute prête à exploser. Son déclenchement sera offert par les manifestations des 17, 18 et 19 octobre que la Fédération de France du FLN sera appelée à organiser à Paris, pour répondre aux mesures répressives prises par le préfet Maurice Papon. Le couvre-feu du 6 octobre 1961 : une interdiction provocatrice Il s'agit bien sûr du prétexte ou du moyen utilisé par le préfet de Paris, pour porter un coup aux activités du FLN à Paris. C'est l'élément apparent. Le 6 octobre, le cabinet du préfet publie le communiqué suivant : «Dans le but de mettre un terme sans délai aux agissements criminels des terroristes, des mesures nouvelles viennent d'être décidées par la préfecture de police. En vue d'en faciliter l'exécution, il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs algériens de s'abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne. et plus particulièrement de 20h30 à 5h30 du matin. Ceux qui, par leur travail, seraient dans la nécessité de circuler pendant ces heures, pourront demander au secteur d'assistance technique de leur quartier ou de leur circonscription une attestation qui leur sera accordée, après justification de leur requête. D'autre part, il a été constaté que les attentats sont la plupart, du temps le fait de trois ou quatre, hommes. En conséquence, il est très vivement recommandé aux Français musulmans de circuler isolément, les petits groupes risquant de paraître suspects aux rondes et patrouilles de police. Enfin, le préfet a décidé que les débits de boissons tenus et fréquentés par les Français musulmans d'Algérie doivent fermer chaque jour à 19 heures.» C'était une véritable déclaration de guerre à toute la communauté algérienne L'analyse du comité fédéraI de la Fédération de France du FLN ne se trompe pas sur les véritables intentions du sinistre Papon et de son ministre de l'Intérieur, Roger Frey. Ali Haroun, dans son livre sur la 7e Wilaya, nous précise que la région parisienne est spécialement visée. Roger Frey, selon Haroun, avoue le 13 octobre que les mesures prises doivent «ébranler l'organisation rebelle et arriver peu à peu à la démanteler». Et il ajoute : «L'institution d'un couvre-feu spécial pour les Algériens, malgré sa formulation de ‘conseil', se traduit en un texte d'exception qui aggrave de façon dramatique et insupportable la situation des travailleurs Algériens.» Les soumettant à un régime discriminatoire de caractère raciste, il empêche un grand nombre d'entre eux de prendre leur repas du soir, leur interdit les emplois qui les feraient circuler hors des heures permises et les livre encore plus complètement aux visites domiciliaires aux rafles des policiers, lesquels d'ailleurs déchirent sans les tire, les «autorisations de circuler après 20 heures» délivrées par les employeurs et visées par la préfecture». L'auteur s'appuyant ici sur une brochure éditée par le GPRA en décembre 1961 et intitulée Les Manifestations algériennes d'Octobre et la répression colonialiste en France. En réalité si le texte du communiqué devait être appliqué il aurait sûrement conduit à la «décapitation» de l'organisation FLN en région parisienne. Les instances de la Fédération de France n'avaient pas beaucoup de temps pour réagit. Ali Haroun rapporte dans son ouvrage les réunions du Comité fédéral avec une pression formidable des militants de base et des chefs de wilayas réclamant des directives précises sur la manière de s'opposer au couvre-feu. Lors des réunions du 7 octobre et du 10, le Comité fédéral peaufine un projet de réaction en trois phases : 1/ Une manifestation pacifique pour le 14 octobre qui sera reportée pour la soirée du 17 octobre 1961. 2/ Une grève des commerçants algériens pour le 18 octobre. 3/ Une manifestation des femmes et des enfants «par un défilé identique» ou devant les lieux d'internements ou de détention de leurs époux, parents et autres algériens à partir des 18 et 19 octobre. La manifestation du 17 octobre et son organisation Selon le comité fédéral version Ali Haroun, on s'attendait à une réaction fort brutale. C'est pourquoi, le port des armes fut totalement interdit et l'on insista partout sur le caractère pacifique de la manifestation. La crainte du choc avait décidé ses organisateurs à faire appel aux femmes et aux enfants. Cela pouvait être autant un signe de bonne foi qu'une précaution organique. Des colonnes d'Algériens investissent Paris et ses Boulevards C'est donc dans la soirée du 17 Octobre que des milliers d'algériens vont déferler des différentes banlieues parisiennes pour investir Paris. Bien encadrés, disciplinés, en rang, les Algériens entrent dans Paris en colonnes impressionnantes. Certains témoignages nous en donnent une description poignante : «A l'heure où sous la pluie, le pavé noirci reflète les enseignes au néon, écrit un témoin, à l'heure où Paris fait la queue à la porte des cinémas, où Paris pousse la porte des restaurants, où Paris ouvre des huîtres, au moment où Paris commence à s'amuser, ils vont surgir de partout, à l'Etoile et à Bonne nouvelle, à l'Opéra et à la Concorde, sur les avenues et sur les boulevards, aux portes de la ville, au pont de Neuilly. Ces portes que Paris leur fermait, 20,30, 60 000 Algériens les ont franchies sans bruit. » A 20 heures, cette heure où le préfet de police prétendait les consigner dans leurs ‘‘ghettos'', les travailleurs algériens de la région parisienne ont entrepris une longue marche silencieuse à travers les artères de la capitale». (1) Et Ali Haroun, d'enchaîner : «Avec stupeur, parfois avec inquiétude, les Parisiens ont brusquement découvert l'existence de ces hommes. Et ce fut une révélation des manifestants résolus, calmes, parfaitement maîtres d'eux-mêmes, disciplinés et qui déferlaient dans les rues en vagues puissantes. irrésistibles» (1). Le quotidien Paris-Jour du mercredi 18 octobre 1961 écrit : «C'est inoui (…) ils ont pu défiler en plein cœur de la capitale et en franchir les portes par groupes importants (…) en narguant ouvertement les pouvoirs publics.» Henri Pignolet et Michel Croce-Spinelli, reporters à France-Soir témoignent : «De nouvelles colonnes de musulmans descendent de Montmartre. Maintenant tout converge à Richelieu-Drouot (…). Pendant ce défilé sur les boulevards, les chefs de la manifestation semblent avoir voulu éviter toute violenc.e» Le service d'ordre du FLN va même jusqu'à conseiller «en passant devant les cafés, (…) aux débitants de reculer les terrasses (et) disent de ne pas s'affoler» ? Le même journal France-Soir du lendemain 20 octobre, publie un autre article sous la plume de Jean Femiot : «On a dû constater, que les musulmans respectaient les consignes très strictes de calme.»(3) Si ces «vagues déferlantes» de centaines, de milliers d'Algériens vont avoir un effet glacial pour beaucoup de Français, le niveau de discipline et d'organisation vont impressionner plus d'un. Dans un reportage du journal L'Express, Jean Cau constate et provoque : «Oui, Parisiens, ces milliers de loqueteux, de sous-hommes, de bicots, de ratons, etc. que vous avez vu défiler sont ‘‘organisés''. Etonnez-vous : organisés et mieux que n'importe lequel de vos vénérables partis et mieux que votre police et mieux que votre armée.»(4) Les Français ce soir-là étaient aux premières loges. Mais ce n'était plus du cinéma : «Aux alentours de l'Opéra, sur les grands boulevards, vers la place de la République, au Quartier latin, des milliers de Français sont témoins.» Plus de distance ou de médias intermédiaires : «La réalité est là, sur les trottoirs et au milieu de la chaussée. Difficile dans ces conditions de la cacher.» Les journalistes même les plus à droite et les plus proches des thèses officielles «racontent ce qu'ils ont vu et sont les interprètes de l'indignation suscitée par la férocité de l'intervention».(5) Itinéraires et Slogans Sur la question des itinéraires, la réponse est difficile. Le livre de Ali Haroun ne vous livre ni un plan clair ni les itinéraires précis de la manifestation. Sans doute l'intervention rapide de la police française, l'installation des barrages et la fermeture des bouches de métro ont dû perturber sérieusement le schéma de bataille prévu. Mais selon les différents témoignages, il semble que le but des acteurs algériens était d'investir une série de points d'aboutissement comme les grandes places de Paris, l'Opéra, le Quartier latin, le Trocadéro, Bonne Nouvelle, etc. et de défiler pacifiquement à travers les grands boulevards. Il reste aux chercheurs d'approfondir ce point sur la base des archives. En réalité nous avons a peu près trois versions : • La première, selon nombre de témoignages, affirme que la manifestation est silencieuse. Jean Ferniot dans France Soir du 20 octobre 1961 soutient qu'elle fut calme et que «le seul cri, qui ne peut être considéré comme séditieux depuis qu'il fut lancé par le général de Gaulle, était celui d'''Algérie algérienne''». D'autres témoignages soutiennent la même position avec en plus le tapement des mains et l'entonnement de champs patriotiques. • Une autre version des témoignages, la deuxième, cite quatre slogans inscrits sur des pancartes : «Pas de couvre-feu» ; «Libérez Ben Bella» ; «Algérie algérienne» et enfin «Paix – Négociations». • La troisième version nous vient de Gilbert Meynier dans son livre Histoire intérieure du FLN : «Les slogans des pancartes furent soigneusement étudiés et prescrits aux manifestants : ‘A bas les mesures racistes !' ; ‘Régime politique pour nos frères et sœurs' ; ‘Libérez nos ministres' ; ‘A bas les internements' et enfin ‘Négociations immédiates avec le GPRA !'» Selon ce même auteur : «Aucun autre slogan ne fut autorisé. Même les youyous des femmes ne furent autorisés que devant les prisons.»(6) Le moins que l'on puisse dire, c'est que les deux versions sont presque totalement différentes. On peut assimiler le deuxième slogan (Libérez Ben Bella) au troisième de la version Meynier («Libérez nos ministres»), mais à l'exception de la dernière (quatrième slogan de la version Meynier) toutes les autres sont différentes. Ce qui est quand même étonnant. Un traitement comparatif des documents iconographiques de la manifestation pourrait nous éclairer et nous permettre d'être plus précis. Il reste quand même un dernier slogan d'importance qu'on retrouve dans les deux versions et qui fait consensus : c'est l'appel à des négociations avec le GPRA. Est-il encore trop tôt pour parler de précipitation ou d'une manœuvre politique habile mais coûteuse, dont le but était de faire de cette manifestation politique une formidable pression de la rue et de l'opinion publique pour relancer les négociations interrompues entre le gouvernement français et le FLN. L'avenir sûrement nous le dira. «En attendant l'éventuelle générosité des archives et leur éloquence, on peut souligner sur ce point que Ali Haroun, qui consacre 12 pages à ces événements, n'évoque pas ces questions. Plus important encore, la parole restera au terrain. Le contact entre les manifestants et les forces de l'ordre sera un choc explosif et les violences à l'égard des Algériens atteindront un niveau inégalable.» (A suivre)