Saïd Mekbel, billettiste de talent, a été assassiné le 3 décembre 1994. Une année auparavant, il s'était entretenu avec Monika Borgmann, journaliste et réalisatrice allemande. Venue enquêter sur les assassinats d'intellectuels en Algérie, Monika Borgmann a longtemps hésité avant de se décider à publier, presque une quinzaine d'années après les témoignages du journaliste algérien rencontré dans les locaux du Matin, situés alors à Hussein Dey (voir entretien). Publié une première fois à Paris en 2008, le recueil de témoignages vient d'être réédité en Algérie aux éditions Frantz Fanon grâce à Amar Inagrachen, éditeur et gérant de la libraire éponyme. La journaliste allemande a rencontré à quatre reprises Saïd Mekbel. Le texte a tout d'un testament. Se sachant menacé, Mekbel a parlé avec une réelle empathie de son métier, de la mort de ses amis, de l'engagement des intellectuels algériens dont certains ont choisi de partir, de ses soupçons. Le journaliste a évoqué dans son premier entretien (4 décembre 1993) la mort de son ami et complice Tahar Djaout. Proche de l'enfant d'Oulkhou, dont il partage les passions littéraires - Mekbel travaillait sur des manuscrits littéraires -, le billettiste dressera à grands traits un portait fort élogieux de son ami et du courage que la mort de ce dernier lui insuffla. «Le courage que j'ai trouvé pour lutter et trouver la force de ne pas me laisser faire vient de l'injustice que j'ai éprouvée quand Tahar a été assassiné.» (P.27). Observateur lucide, Mekbel s'intéressé à la mort tragique, au parcours et même au physique des intellectuels, dont certains étaient ses amis. Il avouera à son intervieweuse qu'il cherche à connaître la logique qu'il y a derrière ces assassinats et ceux qui en sont les véritables commanditaires. Il assènera avec ce courage qui l'a fait respecter de ses nombreux lecteurs, même parmi ses détracteurs, qu'«en haut il y a des gens qui choisissent leurs cibles». (P.36). «Je crois qu'on veut réellement sacrifier une partie de la population. (…) Plus on avance sur les assassinats, plus on se dit que ce n'est sûrement pas que les intégristes», assène sans ambages Mekbel, qui a lancé le 14 juin 1993 avec d'autres intellectuels, à l'instar de Boucebci, le Comité vérité sur l'assassinat de Djaout. Malgré la peur, ses certitudes et ses nombreuses précautions pour éviter un assassinat ou un enlèvement (p.100), «ce voleur qui…» a su rester digne et debout grâce à ses rêves. Celui, particulièrement, d'écrire des livres qui feront date ; ce fervent lecteur de Gabriel Garcia Marquez en était convaincu. Natif de Béjaïa, Saïd Mekbel a rejoint l'école des cadets de Koléa. Il a réussi à entrer à l'école de Saint-Cyr, mais décida d'entrer au pays où il rejoindra la direction de l'énergie. Ayant participé aux négociations franco-algériennes sur le pétrole aux côtés de jeunes cadres de l'Algérie indépendante, Belaïd Abdesalem et Sidi Ahmed Ghozali, il décidera tôt de rejoindre l'équipe d'Alger Républicain dirigée par Henri Alleg, qui lui confia une chronique sur le cinéma. Signant ses textes du nom d'El Ghoul, Mekbel a choisi après le coup d'Etat de juin 1965 d'arrêter le journalisme et ses tracasseries (il sera torturé dans les geôles de la SM), et de se consacrer à l'enseignement et à son travail à l'ex-EGA (Sonelgaz). Reprenant du service avec l'équipe qui relança Alger Républicain, il finira par fonder, avec un groupe d'amis, en septembre 1991, le quotidien Le Matin où il se fera connaître par son billet caustique «Mesmar Djeha», placé en haut de la 24. Echappant à un premier attentat le 8 mars 1994, il sera lâchement assassiné le 3 décembre 1994 de deux balles dans la tête dans le restaurant Errahma ( ?), proche du siège du Matin, alors domicilié à Hussein Dey. L'intérêt du recueil de témoignages tient aux propos prémonitoires de Mekbel sur la mécanique de la mort, ses victimes et ses bourreaux, sur la corruption, la mafia locale, mais aussi aux préfaces bien écrites de l'économiste Belkacem Boukherouf, militant démocrate, et Youcef Zirem, journaliste et auteur talentueux. Amar Inagrachen a pris la décision courageuse de publier un texte ostracisé en Algérie à sa parution. Le catalogue de ce jeune éditeur est composé de témoignages sur l'histoire récente du pays, à l'instar du livre de Saïd Sadi, Algérie, l'échec recommencé ? qui est déjà un succès en librairie. Le livre de Mekbel le sera aussi, à coup sûr. Saïd Mekbel, une mort à la lettre, de Monika Borgmann, éditions Frantz Fanon, 500 DA.