L'indignation suscitée chez les Algériens, après l'agression dont ont été victimes leurs footballeurs dans les rues du Caire, aurait pu entraîner des conséquences catastrophiques à l'intérieur de notre pays si le chef de l'Etat, pour une fois à l'écoute de la « rue algérienne », n'avait pas réagi promptement pour la canaliser, en contrôler les mouvements et la laisser se déverser adroitement contre « le clan au pouvoir au Caire » ! La preuve ? L'efficace mobilisation d'Air Algérie (avions, pilotes, personnel navigant) qui a permis de déverser sur Khartoum des milliers de supporters, dont certains n'avaient probablement jamais quitté leur village ou leur quartier ; les passeports établis avec une célérité inconnue auparavant ; l'impressionnante intendance offrant des milliers de rations alimentaires, de soins médicaux... Je suis de ceux qui ne boudent pas leur plaisir face à la résurgence de cette algérianité, chloroformée depuis l'été 1962, quand des hommes venus d'ailleurs s'étaient déployés dans nos villes et villages, remplaçant au pied levé l'armée coloniale, rapatriée sans gloire vers la « métropole » en même temps que des centaines de milliers de pieds-noirs... Qui étaient-ils ? D'où venaient-ils ? Sanglés dans des uniformes neufs, dotés d'armes récentes et drapés dans leurs certitudes, ils s'étaient autoproclamés vainqueurs d'une guerre de libération à laquelle rares parmi eux qui y avaient effectivement participé... Ils entendaient « faire la révolution », « façonner l'Algérien nouveau ». Ahmed Benbella, propulsé par leurs soins à la tête de l'Etat, vêtit une vareuse chinoise, entreprit quelques maladroites expériences économiques et clama autoritairement haut et fort son arabisme. Accusé de dirigisme et de culte de la personnalité, il sera évincé sans ménagement du pouvoir et jeté aux oubliettes un certain 19 juin 1965. Par touches successives et grâce à l'apport quantitatif d'enseignants importés au rabais du Moyen-Orient, l'arabisme se muera très vite en une arabisation volontariste dont on peut mesurer chaque jour les dégâts : les rares universitaires, dont le pays disposait à l'indépendance, se virent imposer d'enseigner « en langue nationale », des magistrats sommés de suivre des cours de « terminologie arabe » ; des avocats qui peinaient à se faire comprendre dans les prétoires ; des présentateurs-cerbères de télévision qui rappelaient à l'ordre le malheureux qui « osait » un mot en français pour mieux se faire comprendre ! Un système politique, qui préfère jeter aux oubliettes un Kateb Yacine : « J'écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas Français », un Malek Haddad : « La langue française est un trophée de guerre », les Ferhat Abbas et autres nationalistes qui interpellaient la France coloniale dans la langue de Voltaire, pour laisser nos écoliers, étudiants et universitaires en tête-à-tête avec des enseignants arabophones monolingues, est le seul responsable des multiples dérives qui ont failli emporter l'Etat national et républicain... Il est impératif que soit brisé immédiatement le mur de l'amnésie qui empêche les nouvelles générations de se pencher sur la douloureuse période de la guerre de Libération nationale ; les jeunes doivent être aidés à reconstituer le passé récent de leur pays. Nous avons l'obligation de leur dire de ne jamais oublier que l'indépendance arrachée des griffes de la France coloniale a été acquise par le courage et la détermination conjugués de leurs aînés, mais aussi grâce au soutien moral de millions de gens à travers la planète... Parmi lesquels, il s'est trouvé des Français et des Françaises qui – au péril de leur liberté et parfois de leur propre existence – avaient osé l'impensable : défier le pouvoir colonial ; dire non à la poursuite de la guerre ; crier leur honte face à la répression, la torture, les incendies de forêt ; s'opposer à la fascination rampante de leur pays... Qui sont-ils ? Que peut-on dire à leur sujet ? Flash-back Nous sommes le 5 septembre 1960. Dans une conférence de presse, le général de Gaulle, dont les armées poursuivent en Algérie une guerre d'anéantissement, dénie aux Nations unies le droit « d'intervenir dans une affaire qui est de la seule compétence de la France ». Au même moment, 23 personnes, dont 17 Français et six Algériens membres du « Réseau Jeanson », comparaissent devant le tribunal militaire de Paris pour « atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat ». Le même jour, d'autres Français et Françaises (universitaires, artistes, écrivains, scientifiques), au nombre de 121, ont apposé leur signature au bas « d'une déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie ». Cette déclaration devenue le Manifeste des 121 se conclut ainsi : Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre des armes contre le peuple algérien ; Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français ; la cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. Cinquante ans plus tard, que sont devenus ces 121 hommes et femmes qui ont sauvé l'honneur de leur pays menacé de fascination ? Dans Wikipédia que j'ai consulté, je n'ai retrouvé trace que de 86 signataires, parmi lesquels moins d'une vingtaine sont encore vivants : Boulez Paul (compositeur et chef d'orchestre) ; Condominas Georges (ethnologue) ; Damisch Hubert (philosophe) ; Gernet Jacques (sinologue) ; Lanzmann Claude (réalisateur) ;Malraux Florence (fille unique d'André et Clara Malraux), elle rompra avec son père alors ministre du général de Gaulle ; Maspero François (éditeur et écrivain), nous lui devons l'excellent travail de mémoire consacré à Saint Arnaud qui « repose » au Panthéon, alors que sa vraie place est dans les poubelles de l'histoire ! Morin Edgar (sociologue). A près de 90 ans, l'infatigable militant continue son combat humaniste ; Nadeau Maurice (écrivain) : « Nous n'aurions pas eu à descendre dans l'arène politique si les partis de gauche ne faisaient pas preuve d'une impuissance et d'une timidité doctrinale incompréhensibles » ; Portalis Jean Bertrand (psychanalyste et écrivain) ; Pingaud Bernard (écrivain) ; Pons Maurice (écrivain) Ollier Claude (écrivain) ; Alain Resnais (cinéaste) ; Rouget Gilbert (ethnomusicologue) ; Silbermann Jean Claude (peintre) ; Siné (dessinateur). Je suis de ceux qui se souviennent de cet iconoclaste quand il exerçait son talent dans Révolution africaine. Y a-t-il d'autres personnalités encore en vie ? Parmi les personnalités disparues, il en est certaines qui sont mondialement connues, comme le naturaliste Théodore Monod qui dira : « Si le pouvoir veut être respecté, il lui faut se montrer respectable. Je voyais dans le document global une expression nouvelle très forte et très nécessaire de l'indignation, de la honte et de la douleur dont nos cœurs, désormais débordent »... (ln Afrique Nouvelle du 23 novembre 1960). « II militait contre tout ce qui menace ou dégrade l'homme : la guerre, la corrida, la chasse, l'alcool, le tabac, la violence faite aux humbles. Son credo : le respect de la vie sous toutes ses formes ». (dixit Roger Cans). Le mathématicien Laurent Schwartz auquel Maurice Audin avait demandé d'être le rapporteur de sa thèse de doctorat. Parlant de la torture systématisée par les militaires français, l'éminent mathématicien note : « Les Français utilisaient des méthodes semblables à celles de l'occupant nazi et cela à peine quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Voilà qui avait de quoi révolter des intellectuels soucieux de justice » (Cf Le Monde diplomatique sept. 2000). Conséquence de son engagement ? Il est révoqué de ses fonctions de professeur à l'Ecole polytechnique. Son fils est enlevé par des hommes de main de l'extrême-droite et lui-même dut prendre d'énormes précautions pour échapper aux menaces d'attentat contre sa personne... Des femmes : Françoise Sagan (auteure à 18 ans de Bonjour tristesse) dont les livres se vendront à plus de trente millions d'exemplaires. Simone Signoret, Simone de Beauvoir (prix Goncourt 1954), Christiane Rochefort, Marguerite Duras (prix Goncourt 1984)... Des hommes : André Breton, Jean Louis Bory (prix Goncourt 1945), Claude Roy, Daniel Guérin, Jean François Revel (philosophe et écrivain, élu à l'Académie française en 1970), Claude Simon (qui obtiendra le prix Nobel de littérature en 1985 ), André Mandouze etc. Pierre Vidal Naquet, (Ses deux parents sont morts à Auschwitz). A publié en 1956 dans Esprit, un témoignage sur les exactions de l'armée française. Il témoignera encore en 1958 (Affaire Audin). En 2003, il participe à l'appel « Une autre voix juive » qui regroupe des personnalités juives solidaires du peuple palestinien ... Jean-Paul Sartre, homme des refus (refuse la légion d'honneur en 1945 ; refuse une chaire au Collège de France ; refuse le prix Nobel de littérature), s'engage très tôt pour l'indépendance de notre pays. Son appartement est plastiqué à deux reprises par l'OAS. Sa revue Les Temps Modernes est saisie cinq fois. Appelé par la défense (26 avocats dont Jacques Vergès, Roland Dumas, Robert Badinter et Gisèle Halimi) à témoigner au procès du Réseau Jeanson. le philosophe dira : « Les Français qui aident le FLN ne sont pas seulement poussés par des sentiments généreux à l'égard d'un peuple opprimé et ils ne se mettent pas non plus au service d'une cause étrangère, ils travaillent pour eux-mêmes, pour leur liberté et pour leur avenir. Ils travaillent pour l'instauration d'une vraie démocratie. Si Jeanson m'avait demandé de porter des valises ou d'héberger des militants algériens et que j'ai pu le faire sans risque pour eux, je l'aurais fait sans hésitation... » Le procès s'achève le 1er octobre par la condamnation de 15 accusés (dont Hélène Cuénat) au maximum de la peine prévue : 10 ans de prison ; 3 autres à 5 ans, 3 ans et 8 mois. Hélène Cuénat : « J'ai commencé par participer à des actions légales, puis il est devenu évident que cela n'aboutissait pas. La guerre continuait. Il m'avait semblé qu'il n'y avait plus qu'un seul moyen : se ranger aux côtés d'un peuple qui luttait contre le colonialisme »... Henri Curiel. Né en Egypte en 1914, il est expulsé en 1950 du pays des Pharaons par le roi Farouk, après avoir été déchu de la nationalité égyptienne. Il s'engage résolument en faveur de l'indépendance de notre pays. L'inlassable militant anticolonialiste, membre très actif du réseau Jeanson, il sera assassiné à Paris le 4 mai 1978. A qui a profité son assassinat ? Pour ceux que cela intéresse, l'excellent journaliste Alain Gresh (Monde Diplomatique) est le fils de Henri Curiel. Quelqu'un a dit : Il y a ceux qui font l'histoire et d'autres qui l'écrivent. Il ne faut guère s'illusionner : Ceux qui sont au pouvoir chez nous n'ont pas fait l'histoire ; ils ne l'ont pas écrite non plus. Les innombrables affaires de corruption qui jalonnent notre fragile existence nationale, dont le récent scandale de l'autoroute Est-Ouest, ne peuvent pas ne pas les interpeller... car aucun marché de réalisation ou de fourniture ne se fait sans leur entière approbation... (111e place sur 180 selon Transparency international) ; En matière de développement humain, notre pays figure à la 100e place sur 182 pays dans le classement du Pnud ; la meilleure université algérienne (Sidi Bel Abbès) détient la 4116e place sur 5000 dans un classement fiable établie par des chercheurs de l'université de Shanghai ! Notre système éducatif irrémédiablement moyen orientalisé, qui sert de laboratoire d'expérimentation à M. Benbouzid, ne peut forger l'individu avide de science et de savoir, dont le pays a tant besoin ! Que dire à nos amis de France encore vivants ? A défaut de voir de leur vivant leurs noms au fronton des écoles universités, hôpitaux, rues ou places publiques, voir sur une simple stèle quelle que part, sans doute que l'oubli sera réparé par les générations futures dès qu'elles parviendront à fouiller dans le passé de ceux qui dirigent leur pays. Au soir de sa vie, Abdelaziz Bouteflika saura-t-il se transcender ? Se débarrasser de l'uniforme d'homme de pouvoir qui lui colle à la peau, pour entrer dans l'histoire comme homme d'Etat ? C'est le vœu que je formule alors que le mur de l'amnésie, qui entourait notre passé, a été lézardé par l'irresponsable comportement d'un autre homme de pouvoir : Hosni Moubarak Ouled Fayet le 28 décembre 2009 Chérif Derbal, retraité (chderba/@hotmai/.com