Qui de nous ne connaît pas la grandeur de la civilisation andalouse qui a rayonné des siècles durant dans la péninsule ibérique, mais qui de nous connaît le tragique destin des descendants des bâtisseurs de cette civilisation ? Le sort des morisques a été scellé par le décret de déportation du 22 septembre 1609. En effet, dès que le conseil d'Etat a ratifié la décision du roi Philippe III, son premier ministre l'instigateur duc de Lerma, homme très puissant, influent et surtout haineux, ainsi que quelques inquisiteurs, dont Bleda, mettent en place, dans le plus grand secret afin d'éviter toute révolte et bénéficier de l'avantage de l'effet surprise, un dispositif macabre consistant en la recrue d'une milice sans foi ni loi, au rassemblement de toutes les forces militaires terrestres et navales réparties entre garnisons et galères, en la disposition aux frontières de renforts venus de Naples, de Sicile et du Portugal et ce, dans le but de traquer d'éventuels échappés. C'est ainsi que les foyers musulmans en villes et campagnes ont été investis. L'effroyable machine infernale s'est mise en route, les musulmans encerclés de partout sont capturés, une chasse à l'homme, où tout scrupule est banni, est en vigueur, femmes, enfants, vieillards sont expulsés de chez eux ; dépouillés de tout, ils sont acheminés vers les navires. Les morisques qui résistaient, frondes et armes blanches en main, étaient massacrés ainsi que leurs familles, les têtes des meneurs étaient exposées aux abords des villes. Le nombre des déportés était tellement important qu'il a fallu faire appel aux transporteurs privés. Poussant le sadisme à son paroxysme, on les obligeait à s'acquitter de leurs tickets de « voyage », billets qui les emmenaient à une mort quasi certaine ! Les statistiques données par Bleda montrent que pour le seul royaume de Valence où les musulmans étaient majoritaires, plus de 80% sont exterminés : « Ainsi, il est certain que des milliers de morisques qui ont quitté ce royaume de Valence, même pas le quart survécut, nombreux ont péri en mer noyés, jetés par-dessus bord par les patrons des bateaux qui les volaient… ». A cette époque, les morisques représentaient plus de 10% de la population totale de la péninsule ibérique. On a fait dire à l'histoire que l'Allemagne nazie guidée par « la bête » était la première armée porteuse des gènes de l'ignominie ; mais cette Allemagne là n'a fait que copier leurs prédécesseurs espagnols ! Un implacable appareil législatif ignorant toute morale et tout droit, une organisation scientifique de la répression, et la mise en place de tous les moyens militaires du pays en sont les traits communs. N'est-ce pas eux qui ont « justifié » les premiers leurs infamies par la « Limpieza de sangre » ? Rodrigo de Zayas dit : « Si la persécution des juifs - le judaïsme est une religion - permet de qualifier l'Etat nazi d'Etat raciste, il ne fait aucun doute qu'en appliquant strictement les mêmes critères, l'Etat espagnol, en 1609, est un Etat raciste… », d'où l'acte de naissance du racisme d'Etat. L'Etat espagnol par la mise en place de la rationalité des moyens au service de l'instrumentalisation organisée dont les fins sont l'extermination légale des musulmans a fait de lui le précurseur inégalé des régimes totalitaires européens de la première moitié de XXe siècle. A la « Limpieza de sangre » qui était le porte-étendard de l'Espagne inquisitoriale s'ajoute un concept nouveau pensé et forgé par les historiens espagnols au XIXe siècle, siècle de l'explosion des nationalismes en Europe et de leur idéalisation : la Reconquista. Si le premier est lié au racisme d'Etat, le second bien que postérieur dans son utilisation à la prise des terres aux musulmans ainsi qu'à la déportation a été inventé pour légitimer la guerre faite à « l'ennemi de la foi », mais aussi justifier ce qui est en fait une politique expansionniste colonialiste. Pour étayer cette assertion, posons-nous la question : peut-on reconquérir la terre d'autrui ? La réponse est certes non ! Les arguments que nous pouvons donner sont en plus de l'origine même des morisques, toutes les villes prises sur le littoral maghrébin après la chute de Grenade tout au long de la marche de cette Espagne vers le sud ; Sebta (Ceuta) prise en 1415 par le Portugal, ce dernier était espagnol depuis 1580, Mellila en 1497, soit cinq ans après la chute de Grenade alors qu'Oran est tombée en 1509. Pour ce qui est de l'origine des morisques, et pour mieux appréhender les faits, le rapprochement entre l'Espagne et l'Afrique du Nord s'avère nécessaire. En effet, tout comme les Berbères du Maghreb qui ont embrassé l'Islam et adopté la langue arabe, les Andalous sont des Ibériques qui se sont convertis et arabisés, la conversion ainsi que l'arabisation des premiers et des seconds a obéi au même phénomène c'est-à-dire : l'apport des musulmans issus des « foutouhate » (l'intégration des provinces dans l'empire temporel de l'Islam) est marginal si on le compare au soubassement constitué par les autochtones. « Ce n'est point par les armes que l'islamisme s'était établi dans plus de la moitié de notre hémisphère, cela a été par l'enthousiasme, par la persuasion… » L'auteur de cette phrase, Voltaire, est pourtant connu comme l'un des plus grands islamophobes de l'ère des Lumières. L'islamisation suivie de l'arabisation est un événement fondateur d'un nouveau peuple dont les caractéristiques psychologiques et l'orientation éthique diffèrent fondamentalement des populations précédentes et de celles qui n'ont pas adhéré à ce big bang. Les morisques sont ces musulmans qui, malgré le parjure avéré - car il faut rappeler que le royaume de Grenade a capitulé le 2 Janvier 1492, que le traité de capitulation stipulait le respect de la liberté du culte, de la langue arabe, des us et coutumes ainsi que le respect de tous les biens - sont restés dans leur patrie. L'armée de l'Espagne inquisitoriale sous l'instigation du cardinal Cisneros réunissait les musulmans et leur jetait de l'eau bénite, le but de cette conversion forcée était de les soumette à l'inquisition, soumission qui avait pour schéma de les déposséder de leurs biens, de les exterminer. Malgré toutes ces exactions, ils sont restés, étant obligés sous le feu de lois scélérates promulguées tout au long du XVIe siècle de sacrifier ainsi les manifestations extérieures de leur identité. N'est-ce pas là la preuve évidente du lien viscéral qui les rattache à leur terre ? Sur ce point, nous pouvons faire la comparaison avec l'Algérie où les Européens ont préféré la quitter plutôt que d'accepter, comme l'ont fait les Blancs sud-africains, la simple égalité politique avec ceux dont ils ont occupé le pays. Les historiens avouent pour la plupart que le mot « Reconquista » est utilisé à tort, mais disent préférer continuer à l'utiliser car très « courant ». N'est-ce pas là de la malhonnêteté historique ? Les morisques, victimes d'un des plus grands drames humains, continuent à en payer impitoyablement le prix par l'occultation de leur tragédie et par la falsification historique où des historiens osent parler de polémiques avec les chrétiens entre 1499 et 1614,- date de la fin de leur extermination - au lieu de parler des persécutions entre ceux qui ont toute la force et ceux qui n'ont que leur foi. D'autres osent juger de leurs moyens de résistance lors de leur grand soulèvement de 1568-1571, à l'instar d'une autre tragédie, contemporaine celle-là, celle des Palestiniens. Il est grand temps de rendre justice aux morisques et que l'Espagne montre qu'elle peut faire repentance autrement que sur la pression des puissants. En 1992, l'actuel roi d'Espagne a demandé pardon aux Andalous de confession juive, expulsés dès la conquête de Grenade, alors que leur roi, Abou Abdallah, dit Boabdil, les avait protégés par l'acte de capitulation. Mais les rois catholiques, arguant de la différence de religion du roi et de ses sujets, ont entériné leur premier parjure.