Il faut cesser de nier la présence de Morisques aux Amériques; des indices indéniables prouvent l'existence profonde de la civilisation arabo-musulmane dans le Nouveau Monde. On sait certainement que l'Occident classique doit beaucoup à la civilisation de l'Orient musulman, et tout spécialement par l'intermédiaire des splendeurs culturelles de l'Espagne musulmane dont le joyau essentiel est «Dâr el-Islâm» au Balad el-Andalous d'avant la Reconquista. Mais on sait moins l'importance et la qualité de la transmission, et la voie suivie, de l'Âge d'Or de la civilisation hispano-mauresque dans les «Indes occidentales», ainsi nommées fautivement par Christophe Colomb et qui globalement sont les terres côtières de l'Amérique. Une riche étude, Al Andalous au Pérou (*) de Jaime Càceres Enriquez, nous ouvre une large fenêtre sur cet horizon lointain qui avait attiré tant de conquistadores dont Christophe Colomb, «le navigateur marchand et vice-roi des Indes, nommé par la reine Isabelle de Castille, [et qui] fut le premier Européen de l'histoire moderne à traverser l'océan Atlantique et à découvrir une route d'aller-retour entre le continent américain et l'Europe. Ses voyages marquent le début de la colonisation (1492) de l'Amérique par les Européens.» Et les conquérants successifs mettent en place un système d'exploitation et de soumission de peuples entiers du continent américain que l'on disait païens et dont on s'acharnait à détruire la civilisation (cas des Incas, des Mayas ou des Aztèques) et à évangéliser pour soi-disant sauver leurs âmes, oubliant d'appliquer le commandement et le sens profond des Ecritures Saintes. À la seule lecture du présent ouvrage, on mesure la finesse de l'observation et la pertinence du jugement de Jaime Càceres Enriquez au sujet de «La civilisation d'Al-Andalous au Pérou» et, d'une manière plus générale et plus profonde aussi, de l'apport de la civilisation musulmane andalouse au Nouveau Monde. Né à Lima en 1934, décédé à Palma de Majorque en 1992, cet historien péruvien de grande compétence, universitaire, chercheur et diplomate (il a été ambassadeur du Pérou à Alger durant sept ans), a consacré sa vie, très courte, à la remise à l'endroit d'une vérité historique. Ses écrits, sans tache d'idéalisme partisan et désuet, ont dérangé pas mal d'historiens en Europe et «aux Amériques» à la remorque de l'idéologie coloniale. Mais le pur bonheur est qu'ils ont, en même temps, rassemblé de nombreux auteurs mexicains, argentins, péruviens, espagnols, dominicains, etc. autour de cette affirmation de l'un d'eux: «l'influence arabe arrive en Amérique à travers la conquête espagnole.» L'histoire des Morisques - Arabes musulmans convertis de force au Christianisme pour se maintenir en Espagne - rappelle par bien des aspects le vécu des Indiens sous la domination ravageuse des aventuriers conquérants venus d'Occident. L'histoire tragique des Morisques commence avec les premières rebellions de 1606, et l'expulsion définitive de ce groupe ethnico-religieux se concrétise à la suite de la promulgation de l'édit de 1609, sous Philippe III. Le paroxysme de l'inhumain est atteint avec l'annonce de leur diabolisation: ils sont monstres et jeteurs de sort! La conscience anti-musulmane en Espagne, révélée par des oeuvres de caractère populaire dont le romance est le meilleur exemple, décrit le Morisque comme étant le personnage type du Monfi - le banni - qui se réfugie dans les maquis et qu'il faudra abattre. Or, «Le Monfi est un héros de la liberté pour les Morisques, et peut-être même un saint homme aux yeux des musulmans (Lire L'Expression du 24.10.2007, Le Temps de lire: José A. Gonzalez Alcantud, Le Maure d'Andalousie).» En Argentine, plus tard, Juan Yaser (d'origine palestinienne) signale ce même personnage sous l'appellation de «Gaucho», du vocable arabe «Haushi», «le sauvage marginalisé». L'histoire événementielle de l'Espagne, sous le double règne d'Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon, montre combien ces Rois catholiques ont été favorables à l'Inquisition, persécutant et poussant à l'exil des populations musulmanes et juives qui ont, ainsi, partagé sensiblement le même destin. Leur vie errante et tumultueuse les a conduites vers des contrées proches (Maghreb) ou lointaines (aux Amériques), plus accueillantes; elles s'y sont installées et y ont transmis, selon leur degré de savoir, le meilleur du patrimoine hispano-mauresque aux sociétés locales hospitalières. Ce phénomène historique a dépassé l'univers arabo-musulman de l'Âge d'Or de l'Andalousie; il s'est étendu à d'autres espaces et à d'autres cultures par le dialogue socioculturel en plein respect mutuel de l'intimité des différences de cultures ou de civilisations. Jaime Càceres Enriquez s'évertue donc dans son Al Andaous au Pérou à exposer, à travers une série d'articles de presse et de thèmes de conférences sa thèse principale, citons-en quelques titres de chapitre: «La présence de Morisques au Pérou au xvie siècle à travers les historiens»; «Héritage de la civilisation Al-Andalous en Amérique espagnole»; «L'influence morisque au Pérou selon le témoignage des voyageurs étrangers du xvie au xixe siècle»; «Contribution de la civilisation arabo-musulmane aux cultures latino-américaines à travers l'Espagne et le Portugal», etc. Des «Notes culturelles sur l'Algérie» et, placées en annexes, des indications d'ordre historique suffisantes pourraient éveiller l'intérêt du lecteur algérien. Cependant, j'aurais des réserves à propos de l'émotion portée sur le sort de Cervantès à Alger. La nuance est qu'il a participé, en 1571, au combat naval de Lépante, sous la bannière des coalisés contre les Musulmans où il a perdu l'usage de la main gauche et que, après plusieurs mois de soins et de convalescence, il a guerroyé quelque temps contre «les Infidèles» (entendre «les Musulmans»). Puis, en 1575, en mer, sur le chemin du retour en Espagne, il a été capturé par le Raïs Arnaout Mami de la flotte d'El-Djazâir. Libéré en 1577, une fois en Espagne, il a repris du service en vue d'une campagne aux Açores. Mais en raison du handicap de sa main gauche, il a fini par renoncer à sa carrière militaire et à s'adonner à l'écriture. L'auteur de Don Quichotte de la Manche, n'était pas encore né, si j'ose dire. Toutefois, si l'oeuvre littéraire de Miguel de Cervantès Saavedra mérite le respect, elle ne doit pas inciter à taire un point d'histoire qu'il serait bon d'éclaircir par des spécialistes. Quoi qu'il en soit, comme l'écrit Jaime Càceres Enriquez, «le dialogue entre l'Islâm et la Chrétienté est possible.» Au reste, ainsi que l'annonce L'Expression du 18.03.2009, «L'idée de l'alliance des civilisations lancée par l'Espagne en septembre 2004, reprise par l'ONU, devrait renforcer le dialogue interculturel et aider à dépasser les incompréhensions mutuelles et particulières entre le Monde occidental et le Monde musulman.» Enfin, il me plaît de signaler l'homogénéité de l'équipe de réalisation de l'ouvrage Al Andalous au Pérou de Jaime Càceres Enriquez; elle comprend José Beraùn Aranibar (Ambassadeur du Pérou à Alger) qui est totalement à l'origine de la présente publication, Samia Yala, la traductrice de l'espagnol vers le français, Sadjia Guiz, la superviseuse de la version française et Ahmed Abi-Ayad, l'auteur du texte de présentation de Jaime Càceres Enriquez. (*) AL ANDALOUS AU PEROU de Jaime Càceres Enriquez Casbah-Editions, Alger, 2008, 190 pages.