En traversant les rues d'Alger à l'occasion d'une manifestation dénonçant les caricatures de Charlie Hebdo, des groupes de manifestants en tenue afghane scandaient ouvertement «Djeïch, chaâb, maâk ya Daech» (peuple et armée avec Daech), «Kouachi chouhada» (frères Kouachi martyrs) et le fameux slogan de l'ex-FIS remis au goût du jour : «Nous voulons un Etat islamique». Un autre slogan a fait insidieusement son intrusion : «Wadaâne ya yahoud, marhabane bi Al Saoud» (adieu aux juifs, bienvenue aux Al Saoud). Un rappel de l'indéfectible allégeance aux maîtres penseurs wahhabites. Un drapeau noir a été même hissé au niveau du boulevard Zirout Youcef. La rhétorique obscurantiste radicale qui a dominé la marche de vendredi a dépassé de loin celle de début des années 1990. De nombreux Algérois, effrayés, ont été replongés, le temps d'une marche, dans la séquence tragique de la décennie noire. Pis, des scènes qui peuvent propulser le pays dans une perspective aussi sombre que mortifère. Le pacte du silence imposé aux Algériens semble faire oublier la terrifiante période du terrorisme. «Les années 1990 sont une menace permanente», assurait l'écrivain Kamel Daoud, qui lui-même a déjà subi des attaques en règle des extrémistes religieux relayés complaisamment par des chaînes de télévision. Telle une hydre, l'obscurantisme religieux renaît des décombres d'une guerre totale qu'il a infligée au pays dans un passé récent et dont le traumatisme tétanise encore la société. Les partisans de l'imprécateur Ahmidache Ziraoui (dit Abdelfettah Hamadache) ont réussi un hold-up en récupérant la manif' à leur sinistre cause. Les autres manifestants, dépassés par les discours extrémistes, ne pouvaient que constater le braquage. Dans ses comptes rendus, la presse internationale traitant du «vendredi de la colère» a placé Alger sur la liste des capitales à la réputation macabre. L'image de l'Algérie à l'international en a pris un sérieux coup. Pour ceux qui scrutent l'actualité nationale, ce qui s'est passé vendredi à Alger découle d'un processus perfidement élaboré par les experts de l'imprécation, dont l'objectif est de régenter la société soit par la répression policière, soit par l'enfermement idéologique mortifère. Depuis la politique triomphante de la réconciliation version Bouteflika, qui a réhabilité plusieurs milliers de terroristes sans passer par la case justice, l'islamisme dans son versant rétrograde et agressif s'est dangereusement réinstallé dans la société, exploitant des brèches et bénéficiant de la permissivité de l'Etat – de renoncement en renoncement – qui a permis aux faux dévots de reprendre du poil de la bête. En beaucoup d'endroits, ils imposent leur loi et lancent des campagnes d'intimidation. L'actuelle ministre de l'Education nationale, Nouria Benghebrit, a subi les foudres des tenants du salafisme. Même le ministre des Affaires religieuses n'y a pas échappé. La sonnette d'alarme En favorisant un discours ultraréactionnaire, le pouvoir politique a jeté dans les bras de l'islamisme des milliers de jeunes sans perspectives sociales. Des hordes de salafistes affiliés aux monarchies golfiotes s'emparent des lieux de culte à partir desquels se diffuse un discours aux relents violents. La sonnette d'alarme tirée par le ministre des Affaires religieuses, Mohamed Aïssa, dès sa prise de fonction, sonnait comme un aveu. Les écoles, des mosquées et des médias officiels ou para-officiels distillent un discours conservateur doublé d'une forte dose d'islamisme. Hier militants du FIS et du GIA – réhabilités par la grâce d'une loi amnistiante – aujourd'hui reconvertis dans le commerce de la religion, ils s'érigent en dangereux prédicateurs, squattant l'espace politique et médiatique gracieusement mis à leur disposition. Ils prennent en otage un islam ouvert et tolérant pour en faire un redoutable instrument de guerre pour asservir la société. Par le truchement politique, le pouvoir a réussi à faire des «ennemis de la nation et assoiffés de pouvoir» d'hier de «nouveaux patriotes». Sinon comment peut-on expliquer qu'un dangereux prédicateur se permette d'appeler au meurtre contre un écrivain sur des plateaux de télévision sans qu'aucun parquet ne s'autosaisisse ? Ou un ancien chef terroriste hissé au rang de «personnalité nationale»… Une dangereuse alliance stratégique entre le pouvoir et les partisans de l'islamisme serait-elle en train de prendre forme dans la perspective d'une future reconfiguration du champ politique ? Tout porte à le croire. Hacen Ouali