Interrogé à la veille de la constitution par le gouvernement d'une commission chargée de proposer un aménagement du crédit documentaire favorable aux unités de production qui importent leurs matières premières, Mohand Issad, professeur agrégé en droit, avocat d'affaires et ex-président de la Commission nationale de réforme de la justice, a bien voulu répondre, aux questions gravitant autour du très controversé crédit documentaire imposé par la loi de finances complémentaire comme unique mode de paiement des importations. Le gouvernement algérien pense réduire la facture d'importation et assurer la traçabilité des transferts en imposant le crédit documentaire comme unique mode de paiement des importations. S'il est tout à fait légitime que les pouvoirs publics réagissent contre l'envolée des importations et des trafics de devises constatés, pensez-vous que la généralisation du crédoc soit la bonne formule ? Je n'ai vu nulle part qu'un pays ait recouru au crédit documentaire pour limiter ses importations et assurer la traçabilité des transferts de capitaux. Je sais que les Etats-Unis ont établi des taxes pour empêcher les importations de produits chinois, que certains pays ont élevé des barrières douanières pour limiter l'entrée de produits étrangers sur leur territoire, mais instaurer un mode de paiement unique des importations comme le gouvernement algérien l'a fait, par le truchement d'une simple loi de finances complémentaire, je ne l'ai vu nulle part. Mais il fallait tout de même réagir face aux importations qui avaient dépassé, est-il bon de le rappeler, 40 milliards de dollars en 2008… Il fallait tout d'abord un débat, car on sait d'expérience où peut nous conduire cette façon de prendre des décisions lourdes de conséquences dans les cabinets ministériels. La disposition imposant le crédit documentaire comme seul mode de paiement des importations inscrite dans la loi de finances complémentaire pour l'année 2009 a, comme vous le savez, irrité les chefs d'entreprise et notamment les industriels qui ne peuvent s'accommoder de ce mode de paiement trop coûteux, inefficace et long à mettre en place. Avant de prendre une telle décision, il fallait d'abord la soumettre aux intéressés que sont les patrons d'entreprise, les banques, les douanes et tous les autres opérateurs du commerce international. Quel mode de paiement pourrait, selon vous, mieux convenir à un pays qui cherche à contenir ses importations à un niveau supportable et à assurer la traçabilité des transferts en devises ? Ceux qui existent et qui sont pratiqués depuis plus d'un siècle dans le commerce international comme, par exemple, les traites et la remise documentaire. Il ne faut pas essayer d'inventer ce que d'autres ont fait avant nous ! Le gouvernement semble avoir entendu le cri de détresse des industriels qui subissent de graves ruptures d'approvisionnement en matières premières, en annonçant son intention d'opérer certains aménagements du crédoc en leur faveur. Est-il, selon vous, possible d'aménager ce mode de paiement imposé, faut-il le rappeler, par une disposition législative qui n'est toujours pas abrogée ? La généralisation du crédoc a, en effet, été désastreuse pour les PME qui ont été contraintes de mobiliser des suppléments de trésorerie, de confectionner de lourds dossiers pour chacune de leurs importations et d'attendre de longs mois avant de recevoir les marchandises, objet de leurs commandes. Nombre d'entre elles ont souffert de retards de livraison de matières premières qui ont entraîné des arrêts de production. Conscient du problème, un membre du gouvernement aurait affirmé, si je comprends bien, que les producteurs allaient être dispensés de cette mesure. Première difficulté : qui va décider que tel ou tel opérateur est producteur ? A qui va-t-on donner ce pouvoir exorbitant de décider que tel est producteur ou ne l'est pas, avec les avantages et les inconvénients que la réponse lourde de conséquences entraîne ? Qui va avoir ce pouvoir, sinon un employé de banque ou un responsable d'agence qui pourrait de ce fait être tenté d'introduire ou de réintroduire certains maux de notre société, comme le copinage et la corruption. Par ailleurs, le crédit documentaire étant un mode de paiement international régi par des règles strictes, on ne voit pas comment il pourrait être aménagé à la seule convenance des autorités algériennes. C'est un mode de paiement qui ne peut être amputé arbitrairement par la seule partie algérienne, car les autres parties prenantes du crédoc que sont les banques et les fournisseurs pourraient ne pas l'accepter. Mais peut-on aménager techniquement le crédit documentaire au seul profit des producteurs, comme semble le suggérer le ministre des Finances ? Pour un juriste, un crédit documentaire aménagé, ça ne veut tout simplement rien dire ! Un crédit documentaire est un mode de paiement international comme d'autres et, jusqu'à maintenant, je n'ai pas compris et encore moins été convaincu du bien-fondé du choix du crédoc comme seul moyen de paiement des importations. Si c'est la traçabilité des transferts que l'on recherche à la faveur de cette décision, je peux affirmer que tous les autres modes de paiement internationaux permettent la traçabilité, ne serait-ce que du seul fait que les transferts se font de banque à banque en y laissant des traces. Si l'Etat venait à le souhaiter, il lui est évidemment possible d'opérer, à tout moment, des contrôles en suivant les paiements opérés à la trace. En cas de « blanchiment », car c'est cela que l'on semble surtout craindre, n'oublions pas qu'il existe des conventions bilatérales et internationales contre ce type de délit et les paiements illicites qui, de toute façon, ne s'opèrent jamais de banque à banque. Le blanchiment et les paiements illicites ont lieu, comme vous le savez, dans la clandestinité du commerce informel, c'est-à-dire dans ce qui échappe à la réglementation et à l'Etat. Et ce n'est certainement pas le crédit documentaire qui va nous permettre à lui seul de lutter contre ce fléau ! Mais qu'est-ce qui a donc, selon vous, favorisé le trafic de devises que nous constatons ? Ce ne sont certainement pas les modes de paiement internationaux qui en sont la cause. La question qu'il faut par contre se poser est de savoir comment des marchandises payées en dehors des circuits officiels peuvent entrer en Algérie. Qui se cache derrière ces marchandises payées de façon informelle et qui entrent avec une facilité déconcertante dans notre pays ? C'est celle-là, la vraie question à résoudre, si on veut vraiment lutter contre le blanchiment et le trafic de devises que vous évoquez. Car, il faut bien savoir que le paiement par crédit documentaire est autonome du contrat principal. Pour les juristes, le crédoc sert seulement à payer une contrepartie. Or, quand il y a une lettre de crédit bancaire, elle doit être payée indépendamment de l'exécution du contrat principal. La porte est ainsi ouverte à la fraude, car le crédoc permet de payer une marchandise sans avoir la garantie de la recevoir. Si vous avez un complice à l'étranger, vous pouvez même vous arranger pour qu'il soit payé pour une marchandise que vous ne recevrez pas. Cela se passe de banque à banque, sans aucune possibilité de contrôle des quantités et de la qualité des marchandises et autres prestations payées. Le crédoc n'est assurément pas le moyen idoine pour contrecarrer les fraudes de ce genre que seuls la loyauté commerciale entre partenaires et, bien entendu, les effets dissuasifs du fisc et de la justice peuvent empêcher. Si on a bien compris, les fléaux tels que le blanchiment et le trafic de devises se poursuivront avec ou sans crédoc ? Avec ou sans crédoc, le blanchiment, le trafic de devises et le commerce informel en général continueront tant qu'on n'aura pas d'autre moyen de lutte contre ces fléaux. Je n'ai pas la recette miracle, mais je sais que de par son importance, la question mérite un large débat associant toutes les parties prenantes.