Le tribunal criminel de Blida a entendu, hier, le gouverneur de la Banque d'Algérie, Mohamed Laksaci, en tant que témoin dans le procès El Khalifa Bank. Nommé en juin 2001, après avoir occupé le poste de vice-gouverneur, durant le mandat de Abdelwahab Keramane, Mohamed Laksaci est revenu hier sur les circonstances qui ont conduit au retrait, par ses services, de l'agrément à El Khalifa Bank. Mais, avant le juge l'interroge sur la modification des statuts de cette banque privée. «Je pense que les statuts ont été modifiés sans l'autorisation du Conseil de la monnaie et du crédit (CMC). Dans un des rapports de la Banque d'Algérie, il est dit qu'il y a eu une demande qui a été déposée bien après le changement, alors que la loi exige une autorisation préalable», dit-il, précisant que le notaire aurait dû exiger l'autorisation du CMC avant la rédaction des actes. Interrogé sur les procédures de contrôle au niveau des banques, le gouverneur affirme qu'il existe deux formes de contrôle. Le premier est interne à la banque, elle-même, à travers son conseil d'administration, son assemblée générale et ses commissaires aux comptes. Le deuxième, ajoute-t-il, est externe. Il comporte le contrôle légal des comptes et le contrôle prudentiel relevant de la commission bancaire. Ce travail se fait par le biais des inspecteurs de la Banque d'Algérie, qui vérifient le ratio prudentiel, et les règles bancaires. Un deuxième niveau de contrôle se fait sur place au niveau des banques. Il explique qu'en plus de la Direction générale de l'inspection (DGI) qui contrôle les règles prudentielles, il y a aussi la direction du change, qui contrôle sur pièce. Le juge le fait revenir sur le contrôle d'El Khalifa Bank. Mohamed Laksaci : «L'inspection a présenté 10 rapports entre mars 1999 et mai 2003. A partir de 2002, nous avons intensifié le contrôle sur place, devenu permanent de septembre 2002 jusqu'à mai 2003. En fait, à partir de 2002, nous avons constaté un emballement des transferts vers l'extérieur. Le second semestre de 2002, il y a eu un autre rapport, faisant état d'autres infractions liées au contrôle de change. El Khalifa Bank avait failli à sa mission de contrôle des opérations du commerce extérieur, que la Banque d'Algérie lui a déléguée sur la base de la loi 95/07. L'autre manquement de la banque Khalifa, c'est la non-déclaration des engagements extérieurs. Le non-arrêté des comptes a compliqué également la situation.» Le juge lui demande si les commissaires aux comptes ont failli à leur mission, et Laksaci répond : «C'est vrai, mais cela ne dédouane pas les responsables de la banque. Les situations prudentielles qui arrivaient à la Banque d'Algérie montraient un compte divers ou compte d'ordre anormalement élevé, alors qu'il devait être de 10% du capital. Au départ, nous ne savions pas ce qui se passait. Mais, lorsque nous avons mis l'accent sur ce compte, et chargé un spécialistes des statistiques monétaires, nous avons relevé que ce compte, toujours en ascension, comprenait des flux de fonds alloués aux entités apparentées et qui n'étaient pas envoyés à la centrale des risques.» Le président l'interroge sur le rapport envoyé en décembre 2001 au ministre des Finances, Mourad Medelci, en lui demandant s'il ne devait pas être accompagné d'une plainte contre la banque en raison de infractions qu'il évoquait. La réponse du gouverneur est très superficielle : «Le rapport a été envoyé par le vice-gouverneur, M. Touati, pour une suite à donner.» Le président revient à la charge. Il lui rappelle les propos du ministre, Mourad Medelci, qui avait affirmé qu'il pensait que ce rapport ne lui a été adressé qu'à titre informel, en reprochant au gouverneur de n'avoir pas déposé une plainte. M. Laksaci revient sur le contexte de l'époque. «Il est vrai que le rapport comportait des infractions, mais il faut comprendre qu'à l'époque les inspecteurs de la Banque d'Algérie n'étaient pas assermentés, pour pouvoir établir des procès-verbaux de constat. Ils étaient compétents, mais n'étaient pas habilités. J'ai tout de suite pris les mesures nécessaires, et entre février et mai 2003, il y a eu 12 procès-verbaux, sur la base desquels une plainte a été déposée», souligne le gouverneur. Le juge : «Pourquoi n'avoir pas réagi lorsque El Khalifa Bank ne donnait pas suite à vos remarques ?» Laksaci : «De septembre 2002 à mai 2003, les inspecteurs de la Banque d'Algérie étaient sur place au niveau d'El Khalifa Bank dans le cadre d'un contrôle intégral et extérieur. Le compte d'ordre était un indice permanent à tel point qu'en 2003, nous avions constaté que les chiffres qu'il contenait étaient des non-valeurs. Par exemple : El Khalifa Bank avait déclaré tous les dépôts dans la rubrique du secteur privé. Ce n'est qu'avec l'administrateur provisoire que nous avions pu obtenir les informations réelles. Toutes les déclarations d'El Khalifa Bank arrivaient souvent en retard. Après réclamation, le PDG nous envoiyait une lettre pour dire qu'il allait prendre des mesures.» «Il y a eu déséquilibre financier et insolvabilité de la banque» Laksaci finit par affirmer que le contrôle d'une banque est partagé entre celle-ci et la Banque d'Algérie. Le juge : «Vous dites que les dépôts publics étaient déclarés dans le chapitre du secteur privé, n'est-ce pas une fausse déclaration, donc un délit ?» Laksaci : «Nous avions envoyé des inspecteurs pour vérifier le listing réel mais nous n'avons pu le recevoir que lorsque l'administrateur a été installé début mars 2003. Avant, nous n'avions pas accès aux véritables données ?» Le président l'interroge sur les raisons qui ont conduit au retrait de l'autorisation du commerce extérieur de novembre 2002. «Durant l'été 2002, nous avions constaté une hausse des transferts vers l'étranger. Il y a eu une mission de contrôle du commerce extérieur en septembre, qui s'est soldée par deux rapports qui ont démontré qu'El Khalifa Bank ne respectait pas sa mission de contrôle des changes, en vertu de l'article 12 de la loi 95/07, raison pour laquelle la décision de lui retirer l'autorisation au mois de novembre 2002 a été prise», explique-t-il. Il met l'accent sur le contexte de l'époque en rappelant : «Nous étions au début de l'ouverture du secteur. Les inspecteurs étaient en formation, la Banque d'Algérie était en pleine réforme pour développer ses capacités de contrôle, dictée par des conseils d'experts internationaux, et la mise en place de directions séparées dédiées au contrôle sur pièces. Il fallait en même temps développer les instruments de ce contrôle. Lorsqu'il y a eu la crise de 2007 et 2008, les grands pays ont réformé leur système de contrôle, et nous-mêmes étions encore sur la voie du renforcement. Les règles prudentielles sont universelles et ne concernent pas uniquement l'Algérie.» Il lui demande pourquoi le gouverneur qu'il était n'a pas reçu Abdelmoumen Khalifa, en 2002, lorsqu'il a demandé à le rencontrer. «J'ai demandé au vice-gouverneur de le recevoir, en présence du secrétaire général. C'était pour parler de l'acquisition d'une petite banque en Allemagne, avec l'argent de la famille à l'étranger, et non pas avec celui de la banque.» Le juge : «N'avait t-il pas besoin d'une autorisation ?» Laksaci : «Il a dit qu'il avait acheté la banque avec l'argent de la famille. Il a aussi demandé une autorisation pour l'ouverture d'un bureau El Khalifa Bank à Paris, en France. On lui a demandé les bilans et l'autorisation des autorités françaises. Mais il ne les avait pas.» A propos du sponsoring et des activités de Khalifa TV, Laksaci est formel : «Aucune information n'apparaissait dans les documents de la banque, même pas les activités de Khalifa TV. Nous n'avions jamais reçu de support d'information contenant ces données.» Le président : «Saviez-vous qu'El Khalifa Bank a transféré des fonds vers l'étranger par swift après le gel du commerce extérieur ?» Le gouverneur explique qu'après le gel des opérations du commerce extérieur, le 27 novembre 2002, la banque Khalifa a été exclue du marché interbancaire. Elle n'a plus vendu ni acheté de la devise. Le juge reformule sa question, en demandant si les transferts effectués pour l'achat des stations de dessalement d'eau de mer par exemple ont échappé au contrôle de la Banque d'Algérie. Laksaci s'attarde sur les procédures d'achat de devises par les banques auprès de la Banque d'Algérie, mais aussi pour évoquer les cas où il y a des opérations sujettes à autorisation préalable pour dire à la fin que «parmi les manquements aux règles en vigueur, j'ai cité la réalisation d'opérations effectuées par El Khalifa Bank sans l'accord préalable. Lorsqu'elle achète, la banque s'engage à respecter que ce paiement aille pour l'opération qu'elle présente. Le montant est transmis par la Banque d'Algérie directement au correspondant étranger. Lorsque notre équipe était sur place, elle s'est rendu compte que la banque a failli à la réglementation». A propos des critères ayant motivé la nomination de Mohamed Djellab comme administrateur provisoire, le gouverneur affirme qu'ils reposent sur le fait qu'il était un banquier. «Tous les administrateurs placés dans d'autres banques ont le même profil. Sa mission est prévue par la loi et consiste à gérer la banque une fois que les responsabilités du conseil d'administration lui soient transférées. Cette mission n'était pas limitée dans le temps, elle devait permettre à la commission bancaire d'avoir les bonnes informations sur la gestion de la banque et établir sa situation réelle», souligne Laksaci en notant que «le déséquilibre financier était là. La banque ne respectait pas le ratio de solvabilité et présentait une déficience de gestion. Le compte ‘divers', qui contenait les crédits des sociétés affiliées, est une preuve flagrante de son déséquilibre». Le juge : «Est-ce que l'administrateur était installé pour la liquider ou pour la remettre sur rails ?» Laksaci explique : «Lorsque Djellab a été nommé, je pense que la Direction de l'inspection générale (DIG) de la Banque d'Algérie avait envoyé une soixantaine de lettre exigeant les suites à donner, parmi elles celle qui notait la nécessité de recapitaliser la banque parce que le ratio de solvabilité n'était pas respecté. Il y a eu une autre lettre de rappel, c'était bien avant la mesure de novembre 2002.» «Lorsque l'administrateur a été désigné en mars 2003, les PV d'infraction à la loi sur le contrôle de change étaient établis, le déséquilibre financier était installé, alors que les infractions de change signifiaient pour moi une fuite de capitaux», révèle Laksaci. Sur les circonstances de retrait de l'agrément, le gouverneur affirme que la Banque d'Algérie avait demandé aux actionnaires d'El Khalifa Bank d'apporter le soutien financier : «Au delà des déséquilibres financiers et du non-respect du ratio de solvabilité, il y avait des fuites de capitaux. Les liquidités de la banque El Khalifa, au niveau de son compte à la Banque d'Algérie, avaient atteint, un solde de tout compte de 18,9 milliards de dinars à fin février 2003, de 5,3 milliards de dinars fin mars 2003, 500 millions de dinars en avril-mai 2003. La banque était illiquide. Au vu de la réglementation, la commission bancaire a qualifié cette situation d'indisponibilité de fonds. Ce qui signifie pour nous cessation de paiement. Pour preuve, l'administrateur a établi, début mai 2003, une note interne portant gestion de la banque qui représente, pour nous, un constat d'indisponibilité de fonds et, de ce fait, cessation de paiement.» En ce qui concerne les taux d'intérêt assez élevés accordés aux placements, Laksaci révèle qu'ils sont négociés librement entre la banque et son client parce qu'ils ont été libéralisés début 1990 pour les placements et vers 1995-1996 pour les crédits. Il note cependant «n'avoir eu des informations sur les taux des placements qu'au mois de mars 2003, par l'administrateur. Je n'ai jamais vu ces données dans les rapports». Pour Laksaci, le déséquilibre est lié au non-respect du ratio de solvabilité de 8% et à l'importance des montants logés dans le compte d'ordre. Cependant, dit-il, il est universellement connu qu'un taux trop élevé d'intérêt pour les dépôts «est considéré comme un signe de risque». Interrogé sur le fait qu'il n'y a pas eu de plainte en dépit des faits délictuels constatés, Laksaci répond : «Je ne sais pas.» Le gouverneur ne trouve pas de réponse à une question du procureur général sur la modification du statut. Mais il nie toute plainte déposée par El Khalifa Bank contre les mesures disciplinaires de la Banque d'Algérie. Maître Lezzar, avocat de Abdelmoumen Khalifa, lui demande pourquoi ne pas avoir activé le fonds de garantie, et le gouverneur répond : «C'est lié aux réformes financières et monétaires qui étaient d'une ampleur telle qu'elles ont pris du temps. Les mécanismes d'indemnisation étaient plafonnés. Mais ce qu'il est important de savoir, c'est que ce dispositif n'est pas un élément de sauvetage par lequel une banque peut être récupérée.» Me Lezzar revient sur la recapitalisation pour rembourser les déposants et Laksaci lance : «C'est un système d'assurance. Son rôle n'est pas de recapitaliser, mais plutôt d'indemniser, à un niveau arrêté, les petits déposants. Ce sont les actionnaires qui devaient trouver une solution au déséquilibre financier en apportant les fonds propres nécessaires à même de respecter le ratio de solvabilité.» Selon lui, les actes des griefs ont été adressés aux actionnaires de la banque le 24 avril 2003, «mais ils n'ont pas répondu, les actionnaires majoritaires étaient absents». Pour ce qui est de la situation de cessation de paiement, Laksaci, déclare : «Une banque doit faire face à toute demande de retrait de fonds à tout moment. Or, à fin février 2003, le solde d'El Khalifa Bank était 18,9 milliards de dinars. Il a atteint 500 millions de dinars à fin mai. Face à l'érosion des liquidités d'El Khalifa Bank exprimée à la Banque d'Algérie, l'administrateur ne pouvait rien faire. Une fois, les dirigeants de Khalifa ont corrigé la a situation de ce compte d'ordre. Ils ont réduit le montant pour le mettre sur un autre compte, celui des dépôts à l'amiable. Pour moi, ce sont de fausses déclarations.» Il ne cesse de répéter que la principale défaillance de la banque est d'abord son problème d'insolvabilité qui a conduit à l'érosion des liquidités, auquel s'ajoutent les infractions aux changes constatés, qui constituent pour lui des «fuites de capitaux». Laksaci estime que le retrait de l'autorisation du commerce extérieur a certes engendré des retraits de déposants, «mais le déséquilibre était là et l'illiquidité était là». Me Lezzar lui demande s'il est normal qu'une banque qui a plusieurs filiales puisse être insolvable. «Nous regardons les choses sous les règles prudentielles universelles. Je reviens toujours au compte d'ordre. Une bonne partie des montants qu'il contenait était des allocations de fonds aux entités apparentées. C'est ce que je qualifie de non-valeur, qui a suscité l'insolvabilité et le déséquilibre.» Abdelmoumen veut poser des questions au gouverneur de la Banque d'Algérie et le président l'autorise. Le procureur général conteste, mais le juge lui fait savoir qu'il est le seul habilité à gérer l'audience. «Est-ce qu'El Khalifa Bank a demandé un refinancement ?» demande Khalifa et Laksaci répond : «A ma connaissance non.» Khalifa : «Est-ce que le travail des commissaires aux comptes a été positif ou négatif ?» Laksaci : «Le déséquilibre était là, le ratio de solvabilité était loin des normes et les infractions aux changes, les fuites de capitaux ont conduit à l'indisponibilité de fonds.»