Les puristes de la langue française tiennent parfois à souligner qu'il est d'usage de commémorer dans le recueillement ce qui a dû attrister et de célébrer dans l'allégresse ce qui a pu réjouir dans le passé. En réalité, en ce qui concerne le sens étymologique, il s'agit de remettre en mémoire pour le premier verbe. Il vient du latin commemorare signifiant «se rappeler de». Le second verbe annonce le fait d'«accomplir solennellement une action» ou «fêter un événement» ou encore «faire publiquement l'éloge de quelque chose». Alors, de ce point de vue et tout en implorant ton indulgence, ô ami lecteur, pour mes élucubrations, je ne sais pas s'il faut commémorer ou célébrer la bataille de Badr ? En revanche, ce que je constate, c'est que chaque année que Dieu fait, on commémore par une célébration dans toutes les mosquées du monde le dix-septième jour du mois de Ramadhan par des causeries et des leçons évoquant la victoire éclatante des primo-musulmans contre les mécréants mecquois. C'est l'exercice auquel se sont livrés tous les imams – ou presque – hier. Certains parmi eux, ont mis à profit, dès la veille, la prière communautaire du vendredi pour articuler leur sermon du haut de la chaire autour de cet événement majeur dans ce que nous pourrions appeler -certes abusivement- «l'histoire sainte» des musulmans. Il est vrai que la révélation coranique s'en est fait l'écho dans les sourates III et VIII, celle de «la famille de `Imran» et celle du «Butin». Au fond, il n'y a rien de particulier dans ces passages, n'eût été la facture martiale qui caractérise l'enseignement qui en avait été déduit. Aucun prédicateur ne fait preuve de pédagogie afin de savoir, encore une fois, relativiser le texte à son contexte et ne jamais l'utiliser comme un prétexte pour un nouveau contexte. Au lieu de ramener la présentation des faits dans le récit général de la geste prophétique, voilà que nos prêcheurs nous les exposent comme des opérations de portée atemporelle et anhistorique ayant valeur d'injonctions permanentes. C'est un ordre perpétuel intimé à tout musulman de l'exécuter afin de faire éclater la vérité de Dieu. Le plus souvent, une exégèse des premiers versets de la sourate du «Butin» se fait avec des identifications à des situations contemporaines. Au mieux, on fait mine de s'accommoder de ces harangues belligènes sans s'y attarder ; au pire, beaucoup les prennent au pied de la lettre et veulent revivre l'épopée dont l'issue heureuse est garantie par le divin. Et, comme on a toujours plus radical que soi, le fameux triangle anthropologique, cher à notre regretté Mohammed Arkoun, «Vérité – Sacré – Violence», se mettra à fonctionner de plus belle dans la légitimation par le théologique des différents recours à la violence guerrière. Ces causeries insistent sur le caractère transposable de cette bataille dans tous les contextes sans aucune distanciation ni considération éthique. En outre, ce qui me paraît problématique dans tout ce discours est l'absence de distance critique vis-à-vis des sources secondaires. Ne pas disséquer au scalpel au XXIe siècle ce qu'ont pu nous raconter Ibn Ishaq (m. 767) et son disciple Ibn Hicham (m. vers 832) et ne pas broyer par la machine de l'entendement les narrations de Tabari (m.923) à ce sujet, reviennent à rester dans la «pensée magique». Continuer, de nos jours, à expliquer avec moult détails l'assistance prodiguée par Dieu par la cohorte d'anges aux combattants musulmans qui avaient vaincu les mécréants mecquois, n'est pas fait pour aider à sortir de la «raison religieuse». Celle-ci fonctionnait longtemps en frappant l'imaginaire. Elle a comme expédient le merveilleux, l'extraordinaire, le surprenant et l'irrationnel. La «raison pure» a d'autres procédés et d'autres moyens pour instruire et édifier avec symbolisme, métaphores et représentations allégoriques. Nous verrons ultérieurement ces questions relatives à la rationalité moderne…