Afin de rester toujours dans le registre du discernement et de la lucidité, nous passons en revue, dans la chronique d'aujourd'hui, une des raisons principales de la décadence que connaît actuellement le monde dit arabo-islamique. Elle est assurément d'ordre intellectuel. Si nous devions aller à l'exhaustivité, difficile à réaliser dans ce domaine, il nous faudrait signaler, en même temps, le faisceau des facteurs convergents qui ont tous concouru d'abord à la stagnation puis au déclin et enfin à la régression tragique. Ils sont d'ordre politique, théologique, culturel, économique, militaire voire géographique ! Nous n'aurons pas à les développer ici. Arrêtons-nous simplement sur les considérations intellectuelles et les idées de la pensée libre. Et essayons de comprendre comment cette pensée libre a pris son envol en Europe occidentale alors qu'elle s'exerçait ouvertement avec audace et hardiesse en contexte islamique. Il est indéniable que la séquence historique «moment Descartes» – «moment Freud» eut lieu en Europe avec les abondantes productions philosophiques que nous connaissons et que nous sommes en droit de critiquer – au sens académique, a posteriori, pour peu que nous nous donnions les moyens intellectuels de le faire. Et, nous ne pouvons pas rester, pour la même époque, indéfiniment arc-boutés, dans une apologie mièvre, uniquement sur l'œuvre du grand Mollâ Sadra Shirazi, en ignorant superbement ce que le génie humain a pu produire ailleurs. Pis encore, il nous arrive de dénigrer injustement ces productions sous prétexte qu'elles ne sont pas islamiques. Pourtant, la divergence au niveau des idées s'est étalée depuis cette époque. Dans un cas, une réelle effervescence cérébrale et conceptuelle, dans l'autre un encéphalogramme plat traduisant une réelle paresse. Au mieux, une imitation non examinée de l'œuvre des Anciens. A ce sujet, l'exemple de deux contemporains, à une vingtaine d'années près, est édifiant. Par-delà l'espace qui les séparait, ils étaient tous les deux fils de ce XVIIIe siècle qui a vu l'éclosion des Lumières avec sa devise «sapere aude», une locution latine empruntée au poète Horace, rendue par «ose penser par toi-même». Cette expression injonctive implique l'amorce d'un mouvement de la sortie de l'homme de sa minorité. «Aie le courage de te servir de ton propre entendement !» il n'y a pas meilleur impératif pour se soustraire à l'argument d'autorité. Revenons à nos deux protagonistes, le premier (1703-1792) n'a pas trouvé mieux que de composer, à côté de traités relatifs au monothéisme, des ouvrages portant notamment sur les grands péchés, sur la façon dont il convient d'aller à la prière, sur la manière d'effectuer les ablutions, etc. ; le second (1724-1804) a eu comme centres d'intérêt et de réflexion des sujets voulant dépasser le dogmatisme tels que la religion dans les limites de la raison, critique de la raison pure. On l'aura deviné. Le premier n'est personne d'autre que Mohammed Ibn Abdelwahab ; le second est Emmanuel Kant. Sans vouloir charger l'un nécessairement et encenser l'autre plus que de raison, force est de constater que nous ne sommes pas allés loin avec les thèses wahhabites, et nous reconnaissons l'impact considérable de l'œuvre kantienne sur la philosophie occidentale. Alors, une fois ce constat fait, il ne nous reste plus qu'à nous atteler à la grande entreprise qui consiste à rattraper l'immense retard que nous accusons depuis au moins le temps de nos deux personnages.
* Ecrivain, essayiste, animateur de l'émission «Islam» de France 2