La filière lait traverse une crise sans précédent en Algérie. La politique menée jusque-là par les pouvoirs publics pour augmenter la production a prouvé ses limites. Les mesures et les subventions décidées pour réduire les importations de ce produit de première nécessité profitent davantage aux spéculateurs et aux vendeurs d'aliment du bétail qu'aux éleveurs de vaches laitières. Ces derniers font état d'un vaste trafic qui se pratique autour de cette filière stratégique, en précisant que les prix de l'aliment, notamment le son (noukhala), échappent totalement au contrôle de l'Etat. Certains affirment que ce dérivé du blé, très demandé sur le marché en raison de la cherté du maïs et du foin, est cédé à 2600 DA le quintal au détail, alors que l'Etat a fixé son prix à 1500 DA/q au niveau des minoteries, qui sont au nombre de 500 à l'échelle nationale. Durement pénalisés par cette situation, des centaines d'éleveurs ont changé leur activité, ces derniers mois. «La plupart des minoteries nous ferment leurs portes. Elles vendent le son aux grossistes à raison de 1500 DA/q pour qu'ils achètent aussi de la farine, subventionnée par l'Etat à 2000 DA/q», dénonce un membre de la Fédération algérienne des éleveurs de vaches laitières. Natif de Baghlia, à l'est de Boumerdès, notre interlocuteur précise que le son est revendu 2600 DA au détail, «parfois même devant les minoteries privées et étatiques». Business dans les minoteries Ce business qui se fait, selon lui, au su et au vu des autorités, a des répercussions fâcheuses pour les éleveurs. «L'année dernière, j'avais 21 vaches. Je produisais jusqu'à 150 litres de lait cru par jour, mais cela fait six mois que j'ai vendu mes bêtes car je me suis rendu compte que je travaillais à perte», affirme-t-il, soulignant qu'il n'est pas le seul à avoir fait faillite à cause de la cherté de l'aliment du bétail et de la mafia qui gravite autour de la filière lait. «Notre région compte 2000 éleveurs, mais près de 300 d'entre eux ont vendu récemment leurs vaches. L'année passée, on produisait jusqu'à 30 000 litres de lait par jour. Aujourd'hui, on ne dépasse pas les 15 000 l/j», déplore-t-il. Pour notre interlocuteur, les pouvoirs publics doivent tout revoir car «il n'est tout de même pas normal que le son coûte le double du produit (le blé) dont il est tiré». En dépit des menaces qui pèsent sur l'avenir de la filière, aucun responsable n'a daigné réagir pour mettre un terme à ce trafic. Les responsables du ministère de l'Agriculture ont de tout temps esquivé la question. «Cela fait un mois qu'on a exposé le problème à M. Ferroukhi. A défaut d'apporter des solutions, il nous a conseillé de nous organiser en association et de créer des coopératives», s'indigne A. Kamel, un éleveur de Benchoud, qui réclame la réduction du prix du son à 600 DA. «Un quintal de blé donne normalement 70 kg de farine et 30 kg de son. Or, certaines minoteries extraient plus 50% de son puisque la farine ne rapporte pas gros», explique-t-il. Selon lui, cette situation ne profite guère aux éleveurs. Le lait cru est vendu à raison de 35 DA/l aux collecteurs alors que son coût de revient est évalué à 70 DA par les producteurs. En sus de la cherté de l'aliment du bétail, ces producteurs affirment attendre parfois plusieurs mois pour encaisser la subvention de 12 DA par litre de lait qui leur est versée par l'Etat par le biais de la BADR. Les éleveurs dans la tourmente Hadj Hamoud, la soixantaine passée, se plaint aussi du diktat des spéculateurs. «L'année passée, j'avais 20 vaches, il ne m'en reste que 12. La semaine dernière, j'ai été obligé de vendre une vache pour pouvoir continuer à nourrir les autres», déplore-t-il. Il dépense en moyenne 10 000 DA/jour pour nourrir ses bêtes. «Tout a augmenté, sauf le prix du lait ! En 2008, une botte de foin coûtait 500 DA, aujourd'hui elle a atteint les 1500 DA. Le son était à 400 DA, maintenant il se vend à 2600 DA/q. Si la situation reste telle quelle, je ne tarderai pas à vendre mes autres vaches. D'ailleurs, mêmes mes enfants en ont marre de ce travail», dit-il avec amertume. Hamoud n'est pas le seul à subir les frais des errements et des manquements de la politique du gouvernement. Saïd Chabni et bien d'autres éleveurs de la région songent, eux aussi, à vendre leur cheptel pour investir dans d'autres créneaux. «Normalement, j'ai droit à 4 kg de son subventionné pour chaque litre de lait produit, mais on ne m'en donne que 2 kg», indique Chabni, en précisant que son étable n'est pas accessible par véhicule et tarde à ce jour à être raccordée au réseau électrique. Cet éleveur d'Afir, qui produit en moyenne 200 litres de lait par jour, se dit très pessimiste quant à l'avenir de la filière en Algérie. «Tant que les subventions de l'Etat profitent aux spéculateurs et que l'OAIC donne du blé aux minoteries sans les contrôler et rien demander en retour, on ne pourra jamais réduire la facture des importations de lait», conclut-il.