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France : Comment 60 femmes ont organisé la Marche de la dignité
Publié dans El Watan le 20 - 11 - 2015

Le mot d'ordre : «Crimes policiers, racisme d'Etat». Au départ, Amal Bentounsi, jeune femme dont le frère, franco-marocain de 28 ans, a été tué d'une balle dans le dos par la police, lance un appel à manifester au nom des familles de victimes de crimes policiers.
Dix ans après la mort de deux jeunes garçons, Zyed Benna et Bouna Traoré, à Clichy-sous-Bois, en banlieue parisienne, et après les violences qui en ont découlé dans des quartiers populaires dans différentes villes de France, des femmes militantes ont répondu à cet appel, estimant que «sous la Ve République toutes les vies ne se valent pas», selon un communiqué signé par plusieurs d'entre elles, dont Françoise Vergès. Elles créent la Marche des femmes pour la dignité (MAFED).
Pas de soutien des associations antiracistes médiatiques. Les mots d'ordre, politiques, sont critiques envers le parti socialiste. Elles doivent donc mobiliser par elles-mêmes. «Nous avons convaincu avec notre autonomie et notre légitimité du terrain», explique Houria Bouteldja, membre de l'organisation et membre du parti des Indigènes de la République. Mais les revendications de ces femmes dérangent. On les accuse de «racisme anti-blanc» ou de communautarisme.
«Le projet n'était ni symbolique ni moral, mais politique et radical. L'action de ses femmes n'était pas dirigée contre leurs frères mais avec et pour eux», résume Siham Assbague, l'une des organisatrices, sur son compte Twitter, en réponse aux critiques et au silence des organisations antiracistes habituelles. Elles ont repris une phrase d'Aimé Césaire : «L'heure de nous-mêmes a sonné». Il faudra désormais compter avec elles.
*Cet article a été écrit et ces déclarations ont été recueillies avant les attaques de Paris du 13 novembre.


Marwan Mohamed. Sociologue : Poser la question raciale de façon aussi frontale a déstabilisé tout le monde
L'envie d'agir n'a jamais quitté les leaders issus de l'immigration post-coloniale et des quartiers populaires mais des conditions de mobilisation particulières semblent cette fois réunies. L'histoire des mobilisations précédentes, parfois récupérées, est connue et maîtrisée par les acteurs d'aujourd'hui. Ils en ont tiré des leçons et estiment qu'il faut agir par soi-même pour soi-même. Ils sont indépendants intellectuellement et financièrement et maîtrisent leur agenda. Il y a une convergence de personnes d'horizon, d'histoire, de trajectoires différentes, mais ce sont des femmes françaises, racisées, victimes de discriminations et engagées.
La rupture, c'est aussi que ces femmes dénoncent le discours d'invisibilisation des femmes racisées porté par les acteurs habituels de la lutte contre le racisme. Elles sont autonomes, elles n'ont pas besoin de la reconnaissance des dominants. Il y a eu une couverture médiatique importante de la marche, la parole est passée. Mais de la part des grandes organisations politiques, il y a un boycott qui renvoie aussi à la manière dont ces femmes ont posé la question de la mobilisation : elles critiquent l'instrumentalisation des femmes racisées. Et puis le fait de poser la question raciale de façon aussi frontale déstabilise tout le monde. Elles posent la question des rapports de pouvoir concret. Or, une partie des groupes mainstream ont compris cette revendication comme une exclusion des blancs.
Houria Bouteldja. Parti des Indigènes de la République : Nous voulons une République plus juste
Ceux qui mènent des luttes radicales sont peu visibles mais nous sommes des acteurs connus sur le terrain depuis 10 ans. Les acteurs de cette mobilisation sont une génération de militants, des Roms, des Afro-descendants, des Maghrébins qui ont du crédit de par leur action sur le terrain. Le but était d'organiser les premiers concernés, les populations issues des quartiers qui subissent le racisme et la discrimination sociale. Nous sommes mis à l'écart par certains, mais ça nous est complètement égal, on ne se laisse pas intimider par la pensée dominante. La France se prétend égalitaire et universelle, mais nous savons qu'elle ne l'est pas.
On ne croit pas en la République comme on croirait en une religion. Il faut rester critique envers les institutions. La République est inégalitaire, on veut une République plus juste. Les crimes policiers, c'est bien la police républicaine. C'est bien la République qui gettoïse, qui vote des lois pour exclure les jeunes femmes de l'école. Pour faire changer les choses aujourd'hui, les acteurs de terrain doivent sortir de l'associatif, du revendicatif, pour faire du politique.

Nargesse Bibimoune. Etudiante, membre de la Mafed : Les premières concernées ont choisi de se mobiliser
J'ai grandi dans la banlieue de Lyon et l'appel de Amal Bentousi faisait écho à un vécu, à des violences policières que j'ai vues, et à la discrimination que j'ai subie en tant que jeune femme voilée. A Grenoble, l'appel avait raisonné dans les quartiers et des collectifs se sont organisés. Nous avons fait une soirée de sensibilisation le 17 octobre, jour anniversaire du meurtre d'Algériens à Paris en 1961. Nous avons organisé la projection d'un film, Qui a tué Ali Ziri, sur la mort d'un chibani de 69 ans, tué par la police en 2012.
Et enfin, nous avons organisé des brocantes dans les quartiers de Grenoble, pour récolter de l'argent mais aussi pour rencontrer les habitants et leur expliquer pourquoi nous allions à Paris. Les acteurs de terrain ont été convaincus, car c'était un appel de femmes, qui n'étaient pas encartées politiquement, qui étaient engagées et qui subissaient le racisme. Chose inédite, les premières concernées choisissaient de se mobiliser. Cela a rassuré beaucoup de personnes. La mobilisation était pyramidale, les partis politiques, même s'ils ont participé, ne pouvaient pas prendre de décision sur le sens de cette marche. Cela aussi était rassurant, car la peur de la récupération est très présente. La marche contre le racisme de 1983 fait partie de notre histoire : cela a été une leçon politique sur la récupération de la mobilisation par le Parti socialiste et SOS racisme. Cette fois, la marche était un premier pas, une manière de dire : «On existe, on est là». On n'attendait pas une Révolution, mais ça nous a donné de l'énergie.


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