Le thème de cette conférence portait sur «L'impact des attentats de Paris sur la situation géopolitique au Maghreb et au Sahel». L'occasion pour le brillant politologue de gratifier l'assistance (essentiellement des journalistes et quelques universitaires) d'une radioscopie extrêmement documentée de l'état du monde post-Daech avec, en guise de fil rouge, les attentats du 13 novembre à Paris. Hasni Abidi commence par dresser un bilan succinct de ce qu'on a appelé le Printemps arabe, un «concept romantique» selon le conférencier, qui appelle trois temps forts : d'abord une première séquence marquée par une «rupture totale avec les régimes autoritaires précédents», suivie par une «période de transition et de convulsions» — une «transition qui n'était pas forcément positive» relève l'orateur ; la troisième séquence renvoie à ce que nous vivons aujourd'hui, qui est caractérisé par «l'instabilité», dissèque-t-il. Et parmi les symptômes de la période actuelle, le phénomène Daech. Le professeur Abidi établit une généalogie très fouillée de l'organisation dirigée par Abou Bakr El Baghdadi avec, à la clé, une mise en perspective historique. Le politologue insiste sur le fait que Daech est le fruit de la fusion entre deux tendances lourdes : des éléments du parti Baâth et de l'armée irakienne, «notamment les Moukhabarate», et des groupes djihadistes. «Quand Abou Mossaâb Al Zarqaoui a crée son organisation Attawhid Wal Djihad en Irak, il a réussi à rassembler sous sa bannière tous les groupes djihadistes et baâthistes», note-t-il. Le chercheur, qui avait fait du terrain en Irak en 2004-2005, ajoute que ce rapprochement entre les deux courants s'est précisément opéré dans la prison de Bucca (située à Oum Qasr, au sud de l'Irak) qui comptait 20 000 détenus. Ce qui incitait les anciens officiers de Saddam Hussein à s'allier avec les djihadistes tenait au fait que «le discours nationaliste ne mobilisait plus autant que le discours religieux djihadiste». œuvrant pour l'abolition des frontières héritées des accords de Sykes-Picot, Daech s'étend rapidement à la Syrie avant de proclamer «dawlate El Khilafa» (L'Etat-califat). Un «Otan islamique» Aujourd'hui, Daech est devenu une hantise planétaire, sentiment bien sûr exacerbé par les attentats de Paris. Dans la stratégie anti-Daech, le politologue distingue quatre alliances qui pourchassent la même cible : «Il y a l'alliance dirigée par les Etats-Unis, une autre alliance formée par la Russie, l'Iran et la Syrie. La troisième, menée par la France, est plutôt une coordination d'opérations militaires.» Dernière coalition en date : celle initiée par l'Arabie Saoudite avec 34 Etats. «L'Arabie Saoudite veut créer un OTAN islamique, probablement avec l'accord des Etats-Unis, pour ne pas dire à l'instigation de l'Administration américaine», souligne le conférencier. Pour lui, l'initiative saoudienne participe surtout d'une opération de com' de Riyad pour répondre à tous ceux qui l'accusent d'être le premier sponsor du terrorisme. «Le New York Times est allé jusqu'à écrire que ‘l'Arabie Saoudite, c'est un Daech qui a réussi'», rapporte Hasni Abidi. Analysant la réaction française après les attentats du 13 novembre, le politologue rappelle qu'auparavant, la position française était «la plus dogmatique par son insistance sur le départ de Bachar Al Assad». Aujourd'hui, il remarque qu'il y a plusieurs positions que François Hollande essaie de concilier : «La position des Services français et celles de Jean-Yves Le Drian, le tout-puissant ministre de la Défense, est qu'ils ne sont plus contre Bachar en faisant valoir le fait que leurs renseignements sur les djihadistes leurs étaient fournis par les Services syriens.» Le directeur du Cermam estime qu'à défaut d'une coordination entre toutes ces alliances, les coups portés contre Daech sur le terrain risquent de montrer très vite leurs limites. Par ailleurs, l'organisation terroriste pourrait chercher une base de repli, et le pays tout indiqué pour tenir ce rôle est la Libye «parce qu'il y a un environnement géographique favorable, comme Djebel Nefoussa, et un réservoir d'armes très important». «L'Algérie n'est pas à l'abri» Interrogé sur le risque Daech en Algérie et si nous sommes «vaccinés» durablement contre le terrorisme international, Hasni Abidi répond par une boutade : «Le vaccin a une durée limitée. On ne peut pas être vacciné à vie. De temps en temps, il faut le renouveler.» Et d'expliquer : «Le problème est que l'organisation Etat islamique a opéré un changement dans sa stratégie. Avant, l'EI avait un sanctuaire, avec un territoire qui s'étend, comme le stipule sa devise, ‘baqiya wa tatamaddad' (occuper un territoire puis s'étendre). Au début, Daech n'était pas programmé pour mener des opérations militaires en Europe ou ailleurs. Mais les frappes qu'ils ont subies vont peut-être pousser Daech à développer le même style qu'Al Qaîda, c'est-à-dire adopter des actions qui ne sont pas commanditées par l'organisation mère. Et, dans ce cas, l'Algérie ne serait pas à l'abri de ce genre d'opérations. L'Algérie est appelée à assurer un environnement social et politique qui rejette le terrorisme. Le processus de changement pacifique est le meilleur des remparts. Il faut inclure dans ce processus tous les secteurs de la société.» L'hôte d'El Khabar n'hésite pas à tirer la sonnette d'alarme : «Avec la chute du prix du pétrole, les moyens de la lutte antiterroriste risquent de s'amenuiser. L'Algérie a moins de capacités. Le cours est passé de 112 à 32 dollars ! Je regrette que notre pays n'ait pas engagé de réformes quand nous étions dans l'aisance.» Hasni Abidi souligne, au passage, que les derniers procès intentés au pas de charge à un certain nombre de responsables sécuritaires sont de nature à affaiblir davantage notre système immunitaire. «Une institution, même avec ses défauts, est toujours mieux que pas d'institution du tout», clame-t-il. Enfin, à l'heure où l'on s'apprête à tripatouiller la Loi fondamentale, l'auteur de Où va le Monde arabe ? préconise d'élaborer une Constitution véritablement consensuelle. Et d'accabler ceux qui menacent : «C'est nous ou bien Daech.» «Si les choses continuent ainsi, nous risquons de connaître une situation pire que celles de la Tunisie et de la Libye», prévient-il. Hasni Abidi est formel : des réformes de fond sont le meilleur «vaccin» contre Daech.