Il est de ces peintres parmi les artistes algériens qui ont eu l'audace de ne pas déserter le pays quand la déferlante des hachachins descendus de Alamout se ruèrent vers l'Algérie pour la dépecer obligeant un vétéran ancêtre à quitter sa retraite du royaume de l'Ouest pour voler au secours, une fois de plus, de la patrie en danger. Parmi ces téméraires peintres iconoclastes, Abderrahmane Aïdoud aura fait preuve d'une grande originalité de composition pour ouvrir un nouveau champ expressif à la peinture algérienne du XXIe siècle. Il inscrivit sur ses toiles, pour la mémoire et contre l'oubli, en toutes dimensions, la chevauchée sanguinaire des Frères de l'épuration ethnique. Se positionnant courageusement et sans symbolisme évasif ni amphibologie sémiologique sur le champ de l'orientalité violente, assassine, Aïdoud nous propose d'abord de grandes estampes de six mètres de hauteur sur un mètre de largeur, altières telles des oriflammes de Shogun en campagne. Plus soucieux aussi de précision et plus sourcilleux de détails allant parfois jusqu' au niveau d'une miniaturisation, encore une autre symbolique référentiellement directe à l'encontre de l'Orient (carreaux de céramique d'une vingtaine de centimètres de côté), le peintre a voulu témoigner de l'horreur et de la folie devenues pratiques quotidiennes de vengeance et lots de consolation pour les sacrifiés et pour tous les laissés-pour-compte de la décennie noire. D'estampes géantes en carreaux miniaturisés, traversant le monde de part en part en sa trajectoire solaire entre les portes sublimes du Levant comme celles sordides du Couchant, l'œuvre picturale de Abderrahmane Aïdoud sème une myriade de symboles composés de pictogrammes et d'idéogrammes asiatiques, conjugués à toute une panoplie de hiéroglyphes pharaoniques rappelant l'antique porte égyptienne de tout le continent embrasé de soleil et inondé de crues de fleuves impétueux en passant par les cryptogrammes cunéiformes de Babylone et de la vallée fertile de l'Euphrate et du Tigre. Certaines toiles suggèrent à qui sait pouvoir les lire le souvenir affligeant des hordes tataro-mongoles détruisant et mettant à sac l'inégalable bibliothèque de Baghdad et jetant les millions de manuscrits dans les eaux des deux fleuves noircis par le « smaq » des parchemins. Le déferlement du signe Des symboles graphiques multiples et divers disent dans l'œuvre aïdoudienne l'histoire de l'écriture, formidable invention du génie humain se moquant des identités, somme toute, fugitives mais assurément assassines. C'est avec géométrique intelligence et fine sagacité que Abderrahmane Aïdoud retrace la chevauchée des signes pour mettre au jour leurs transformations par nécessité de chronotopie (mode traditionnel d'expression du temps par l'espace). Ainsi à l'origine du déferlement, l'idéogramme et le pictogramme asiatiques se retrouvent en arrivée recomposés, voire déconstruits en croix orientale, signe protecteur et salvateur de Moïse chassant les ténèbres funestes de la mort des rues du « darb » et laissant elle-même place à la « khamsa », main-symbole alchimique et objet magique de la préservation réinvestie par Dhaïa, l'intrépide cavalière numide qui résista aux invasions et aux massacres. Si les oriflammes renvoient référentiellement aux steppes de l'Asie centrale ou aux déserts, les tableaux moyens qui font profusion de portes et de signes de croix semblent traduire la taghriba ou la chevauchée occidentale des fils des dunes et des oasis. Ce changement géoculturel par géomancie sur le mode de la symbolique traduit à son tour les adaptations aux territorialités traversées. Ainsi, l'oriflamme et la bannière asiatiques (les panneaux longs et hauts), qui claquent au vent à la tête des armées mongoles en marche vers les terres fertiles de l'Indus, de l'Euphrate et du Tigre, sont secondés par les carreaux et tableaux comme boucliers porteurs de paroles protectrices à l'image des talismans, magies de graphes, tapis de couleurs et palimpsestes de symboles qui ornent le seuil des maisons et les portes comme pour rendre hommage et grâce aux mânes de la famille et de la cité. L'alchimie des couleurs La plupart des tableaux de Abderrahmane Aïdoud exploitent la technique fort classique du clair-obscur, avec cette particularité que des couleurs vives quoique ternies à volonté pour certains motifs brisent l'harmonique classique de la technique de Velasquez et de Rembrandt. L'impression du clair-obscur est cependant respectée dans son ensemble et ne manque pas de dégager cette atmosphère lugubre et morbide qui accompagne parfois la violence exprimée sur les toiles. Quelques rares dorures donnent à certains tableaux des soupçons de touche romantique, mais à vrai dire leur fonctionnalité tient essentiellement à la recherche d'un contraste fort et discret. Tout l'art de la nuance s'exprime imperceptiblement dans ces touches quasiment insensibles ; et la composition donne alors un vertige de beautés saisissantes et de fortes impressions à couper le souffle. Aïdoud Abderrahmane, exposition, hôtel El Aurassi, Alger, 2001. (*) Hulagu (1217-1265) : chef militaire mongol particulièrement cruel qui mit à sac Baghdad et détruisit la ville, ses monuments et ses bibliothèques (1258). Hulagu symbolise la tyrannique barbarie à l'état brut.