Une sépulcrale obscurité d'outre-tombe se dispute à de fabuleuses irradiations poétiques le confus dilatement des pupilles, tantôt trop ouvertes, tantôt trop fermées. Amine Aït Hadi nous propose une œuvre poético-romanesque aux élucubrations quasi-ésotériques, œuvre à contre-jour et à contre-nuit, inhabituelle pour le moins, tenue de bout en bout par une verve éblouissante dont il est tentant d'essayer d'élucider quelques-unes des multiples gageures, tant nous prenons conscience, en progressant dans la lecture, de tenir entre les mains un travail d'une fabuleuse exception. Le récit se passe durant ce que nous avons pris coutume de nommer, dans l'inventaire de notre sombre héritage, «les années noires». Une seule date concédée, funeste, le 22 septembre 1997. Ainsi, le premier défi que se donne le roman réside dans son positionnement historiographique. Ici, pas de caricature. Pas de dépêches, ni d'exposé politisé. La voix est celle du dedans. Elle s'imprègne du point de vue de ceux qui n'en avaient pas. Ceux qui étaient enfermés chez eux, sans autres sources d'information que les rumeurs, le drôle de journal de 20h, le bruit lointain d'une bombe, le cousin de passage qui vous apprend qu'untel a été tué. Ce silence qui dure, interrogatif et tendu, dont une «génération» se souvient et à laquelle l'auteur, sans nul doute, appartient. Mais ce n'est pas essentiellement dans la relation des événements que le témoignage réside, mais dans le langage choisi pour les dire, pour dire ce que le mal a laissé au-dedans invisible de l'être ; un tourbillon psychanalytique de mots qui remue et révèle un subconscient ensanglanté dont la perception troublée hésite encore entre la douleur d'une blessure récente et le recueillement d'une cicatrice en devenir. Aussi, le défi majeur de L'Aube Au-delà est-il beaucoup moins dans son sujet que dans sa façon de tenir le discours : épouvante en délire et méandres oniriques retransmis dans une hargneuse somnolence qui refuse le réveil total pour ne pas perdre son attache fragile avec la nuit. La trame est d'autant moins pesante que l'auteur se livre à la fabuleuse intrépidité structurelle de faire progresser la narration sans être à la merci de la linéarité factuelle. Lave incandescente et en furieuse ébullition, le récit est souvent une succession de «faits poétiques» où le langage est lui-même, en soi, porteur de la progression narrative, en fournissant une kaléidoscopie furibonde et irascible de la pensée des personnages, de leur vue des choses qui les entourent. Chez Amine Aït Hadi, la poésie est performative. Dans L'Aube Au-delà, la poésie est aussi une voix sans intermédiaire, dans une intimité collante avec le monde et faisant le lien direct entre la terre et le terme, entre le qualifiant et le qualifié. On n'a jamais l'impression de lire la description des choses, mais de lire les choses ; l'auteur ne raconte pas les situations, il en est la voix. Les mots sont au contact vibrant des objets ; le lien est d'ailleurs si étroit que seule une certaine forme poétique pouvait le retranscrire. L'altération du langage en tant que véhicule sémantique est ainsi réduite au minimum, car l'auteur prend le parti difficile de préférer le brut en ce qu'il a de vrai, plutôt que l'affiné en ce qu'il a d'intelligible. Le verbe se veut édifiant et se refuse à la complaisance. C'est sans doute de cela d'ailleurs que provient, en moins en partie, ce semblant d'hermétisme que fait ressentir le roman. Nul vain ornement pour parer le sentiment nu et immédiat ; le travail de l'écriture ne s'est pas échiné à rendre l'exposé présentable, mais il s'est lourdement éreinté à le rendre tel quel. Et précisément au cœur usé de cet exposé rendu tel quel, dans son tréfonds lancinant, il y a avant tout un personnage : Meryem. Meryem, c'est le «Je» du roman. Elle est le regard du lecteur et elle-même la cible de tous les regards. On ne lui permet aucune erreur, mais on la punit quand même de ne pas en faire. On lui reproche de trop exister et elle se reproche elle-même de ne pas exister assez. Parce qu'elle est coupable de rêver, on lui amène un raki pour la soigner de ce mystérieux mal (ce qui constitue d'ailleurs une belle entourloupe stylistique dans la mesure où le récit lui-même est composé essentiellement de cavales hallucinées. Si elle aboutit, l'action du raki arrêterait aussi bien la «pathologie» de Meryem que la progression du roman lui-même). Ainsi, au milieu du fracas incessant, au centre de la poésie bouillonnante et belliqueuse, entre une mère servile et vaincue et un père écrasant et sordide, Meryem se fait une place. La vierge somnambule katébienne, personnage central du roman, foyer brûlant et convulsé de toutes les vertus et de tous les sacrilèges, douce et rageuse, bienveillante et vénéneuse, proie lucide préparant sa vengeance, Meryem est la ligne d'horizon, la jonction du jour et de la nuit. Couteau à la main, elle tranche une gorge comme on tranche avec le passé ; c'est la promesse de l'aube au-delà. L'onirisme donc, et le fantastique, autres sentiers déconcertants que choisit de prendre le roman pour revenir vers la tragédie terroriste algérienne. Mais le récit fantastique non pas comme une évasion plaisante, mais comme une incarnation de l'échec de la raison. La raison qui interroge la cruauté des meurtriers, le pourquoi de la brutalité et, ne recevant pour seule réponse que la condition absurde de l'être, plonge dans un état second que se partagent l'onirisme et la démence. Le fantastique dans L'Aube Au-delà rattrape la fuite de l'esprit (un esprit qui fuit des événements sanglants qui ont déséquilibré les mécanismes de l'évidence). Il rattrape sa fuite et se propose comme un refuge langagier et référentiel, une échappatoire, une bifurcation quand la logique fait soudainement défaut. Certes, on pourrait parfois être déboussolé, se perdre un peu au milieu de ces voix intérieures qui se chevauchent, de ces torrents multiples qui déferlent vers un point central inconnu et qu'une ponctuation parfois périlleuse n'aide pas à canaliser. On pourrait se perdre car au fur et à mesure que le roman avance, l'onirisme ne devient plus un univers parallèle, mais principal et excluant. Le récit installe peu à peu le fantastique comme une dimension de référence qui prend le dessus sur la «réalité», une réalité qui devient elle-même une fabulation. Peut-être la beauté de tout univers littéraire est-elle de garder à portée du regard un référent stable et cohérent, faire faire à l'esprit de gracieux allers-retours entre l'ordinaire et l'inattendu et faire germer, ainsi, l'élégance de l'altérité. Mais dans L'Aube Au-delà, nous sommes face à un torrent d'épouvante poétisée, une colère qui rumine l'abomination et qui forme une altérité violente et surabondante qui se suffit à elle-même et n'appelle pas de référent. Peut-être l'auteur nous met-il en présence d'une sorte d'extrémisme littéraire seul apte à formuler une réponse à la mesure de l'extrémisme idéologique qu'il décrit… Car ces mots à la sémantique farouche et effarouchée, c'est le langage au matin d'une nuit d'horreur. On assiste dans cet indomptable tohubohu de vocables à la naissance douloureuse d'une réalité retournée, d'une vérité post-onirique qui consacre la création par le cauchemar. Les 150 pages de ce roman enferment, en peinant à les contenir tant elles sont rageuses, dix années de cris retenus dans des gorges ensablées. Des cris jamais prononcés, trahis et pris par surprise certaines nuits. Ce foisonnement sauvage de poésie, c'est sans doute ce qu'avait de mieux à nous offrir un livre qui assume l'horreur comme patrimoine et qui veut nous en léguer la mémoire intacte, avec tous les diables qui l'ont habitée. «L'Aube Au-delà» de Amine Aït Hadi. Roman. Ed. Aden, Alger, 2015. 151 p. 600 DA.