Il n'est pas aisé d'évoquer la mémoire de son père. C'est une tâche qui, d'ordinaire, sied mieux à une personne moins proche, moins tentée par les risques de parti-pris subjectif. J'affirme d'emblée que notre propos n'envisage pas une chronique des actes politiques de l'homme. Nous nous limiterons à esquisser son portrait tel qu'il fut, au quotidien, et à travers lui faire ressortir quelques traits communs à d'autres hommes de sa génération engagés dans un même idéal politique, celui de l'indépendance de l'Algérie. L'histoire du mouvement de Libération nationale ne saurait se résumer à des faits d'armes et de positions politiques aussi marquants soient-ils. Il est capital, croyons-nous, de nous intéresser aussi aux hommes qui sont derrière ces faits : leurs motivations, leur représentation de l'indépendance, leur rapport à la culture au pouvoir, à l'argent, etc ; autant d'aspects qui faciliteraient une lecture moins caricaturale, plus réaliste et crédible de notre histoire. Nous avons vécu le militant de la Cause nationale plus que le père ; car dans tous les instants, tous les aspects de sa vie, il ne semblait pas pouvoir se départir de cette ligne de conduite avec ses qualités et ses excès. Donc, en somme, ce sont les valeurs auxquelles il était scrupuleusement attaché qui vont le définir. Il est de ceux qui ont survécu à la guerre de libération, et de ce fait ont eu à révéler leurs convictions, leurs ambitions et plus généralement la réalité de leur comportement. Son credo étant l'indépendance intégrale, y compris au plan de la pensée, il était de ces hommes qui s'appliquaient à s'auto-construire refusant le mimétisme, le suivisme et la confection d'alliance compromettante. Avocat de formation, mais n'ayant jamais exercé en tant que tel au lendemain de l'indépendance, il accepta sur conseil de ses compagnons de lutte de se mettre au service de l'Etat. Entre autres missions dont il a été chargé, celle de participer à la mise en place des structures de l'administration nationale naissante comme responsable de la Fonction publique. Il s'investit passionnément dans cette entreprise et elle semblait tout naturellement faire partie de sa quête jamais assouvie de réappropriation de son algérianité. Mais, au-delà des réalisations, des choix politiques des uns et des autres, l'épreuve des transformations que commençait à vivre la société algérienne semblait en dissonance avec sa vision simple et claire «d'homme de principe et de conviction» telle qu'il définissait dans l'absolu tout militant. L'indépendance ne paraissait plus avoir le même sens et la même portée pour tous ceux qui avaient contribué à l'arracher. La première attitude de l'homme a été de s'inscrire dans une logique de lutte. Mais à la différence du combat politique où l'enjeu concerne des choix, des positions, des modèles de développement, là, c'étaient les comportements humains dans leur singularité, quelques soudaines manifestations d'appétit de pouvoir et d'enrichissement ostentatoire qui constituaient pour le militant qu'il fut un motif de déchirante inquiétude. A l'évidence, il ne pouvait s'arrêter au constat passif ! Il dénonçait, condamnait avec fougue et naïveté à la fois jusqu'à mettre en cause un capital dense de relation. Mais qu'importe ! La dignité et la fidélité aux valeurs du mouvement de Libération nationale lui faisaient dire plus d'une fois et dans les moments de déception : «Nous n'aurions pas dû survivre à la guerre de libération». Puis, se ressaisissant aussitôt, il implorait Dieu de lui pardonner une telle déclaration. Homme de conviction et d'idéal, il ne cédait pas au désespoir. Il continua son itinéraire de militant, fier de son algérianité, et cette fois sur un autre registre, résolument culturel et historique. Ce qui, au demeurant, constituait une autre étape dans le sens de sa recherche passionnée de l'authenticité. Algérois de souche, né et élevé dans la basse Casbah, il vouait un réel plaisir à égrener des souvenirs de personnages, de lieux, de coutumes et de pratiques sociales qui dénotaient d'un terroir réellement fabuleux de raffinement et de civilité. Il adhère alors à des initiatives de restauration de La Casbah, approchera quelques associations qui faisaient dans la réhabilitation du patrimoine musical, jusqu'au jour où, au détour de circonstances professionnelles, il fit une connaissance qui s'apparentait à une opportunité de ressourcement dans la vie sociale du vieil Alger. Mais là, l'illusion s'empare de l'homme de rigueur et de rectitude, le confisquant un temps à l'idéal au profit du fantasme. Non ! Le raffinement à l'ancrage identitaire mal assumé ne pouvait pas réellement gagner son adhésion, à supposer qu'il l'ait un temps ébloui ! Ce qu'il recherchait, c'était l'âme d'Alger et rien d'autre ! Ce fut un épisode de doute, d'atermoiement. Parviendra-t-il à en sortir ? Plus ! Il révélera des aptitudes méritoires de dépassement. En militant convaincu et constructif, il s'appliquait à tirer enseignement de toute expérience L'Algérie, Alger, leur histoire, leur sociologie, les affres de la déculturation, l'engagement politique sont certes des préoccupations majeures et constantes, mais que l'affirmation nationaliste à elle seule ne semble plus suffire à contenir. Le nationalisme comme conviction n'avait rien perdu de sa vigueur ; mais comme démarche de raisonnement et d'action politique il devait être recadré et redimensionné. Il devait être conceptualisé et doté d'une pertinence opératoire. L'homme que fut Abderrahmane Kiouane part alors à la recherche d'un étayage historique et une projection civilisationnelle plus approfondie à même de sauvegarder les valeurs du combat de Libération nationale en les intégrant dans un mouvement plus global et universel d'humanisme aux balises spirituelles. Il trouva en l'Islam une réponse à ses attentes. Féru de lecture, rompu au débat d'idées, affectionnant le contact humain, les premières années quatre-vingts sont intensément vécues sur tous ces plans. Il va à la rencontre d'anciens militants du PPA-MTLD aussi bien de la base que du sommet, de figures du monde universitaire, de jeunes noms émergents parmi la nouvelle génération. Quel immense bonheur éprouvait-il à pouvoir dialoguer avec les jeunes : visiblement, c'était encore là un autre exercice probatoire de vérité et d'authenticité. Eclatent les événements d'Octobre 1988 suivis d'une heureuse ouverture du champ de débat et d'exercice politique, mais qui ne dura pas. La confrontation d'idées est vite court-circuitée par une confrontation musclée entraînant une effusion de sang éhontée et scandaleuse mettant en péril l'unité et la survie de l'Algérie. Le militant qu'il était s'est naturellement senti interpellé au plus profond de sa conscience. Il s'empresse en compagnie de nombre d'anciens amis de lutte, dont principalement Benyoucef Benkhedda à initier toute mission de sensibilisation et de bons offices jusqu'au plus haut niveau de la hiérarchie de l'Etat afin de prévenir l'hécatombe. Il ne voyait pas d'issue à la crise qu'une rapide instauration du dialogue. L'histoire lui aura donné raison ainsi qu'à tous ceux qui cultivent les valeurs de rapprochement entre les hommes d'une même nation et fustigent l'exclusion ! Dès 2003, surviennent des accidents vasculaires cérébraux successifs inaugurant un long processus d'affaiblissement et de désorganisation mentale. Fait caractéristique : à l'acmé des raptus d'angoisse confusionnelle et dans les rares plages de lucidité qui lui restaient, c'était la France, l'ennemi juré qui était prise à partie.