Le temps s'est arrêté le temps de célébrer un homme à part. Ils étaient tous là. Ses compagnons de combat libérateur et ceux de «l'édification nationale» sont venus en nombre pour rendre hommage au plus vieux prisonnier de la période coloniale. Mohamed Saïd Mazouzi. A l'ombre de la statue de l'Emir Abdelkader, la libraire du Tiers Monde, rue Larbi Ben M'hidi, s'est transformée en un haut lieu de la Révolution, hier, en accueillant celui qui a connu les pires moments de sa vie dans les prisons coloniales durant 17 ans. De 1945 à jusqu'à l'indépendance. La signature de son livre, J'ai vécu le pire et le meilleur, publié cette semaine par Casbah Edition, a été un événement. Arrivé entouré de ses filles, ses fils et surtout de celui qui a contribué à l'écriture de ses mémoires, le diplomate Lahcène Moussaoui, l'enfant de Thassedarth (son village) du haut de ses 91 ans que les geôles coloniales n'ont pas pu entamer, s'installe pour convoquer l'histoire dans une ambiance que seuls les militants de la guerre de Libération nationale détiennent le secret. Avec son humilité légendaire, celui qui fut longtemps ministre du Travail et de la Sécurité sociale sous Boumediène appose sa signature sur chacun des livres qu'une foule lui tend. Assis aux côtés de ses deux filles, Souad et Amel, le héros du jour et de toujours n'est pas bavard, esquissant un sourire l'intervalle d'une dédicace. Lahcène Moussaoui, un brillant diplomate parti à la retraite avant l'heure, était le maître de cérémonie. La libraire était pleine à craquer. Les conviés se bousculaient pour serrer la main ou échanger un mot avec un celui qui fut accusé d'avoir participé à l'assassinant du bachagha Aït Ali il y a tout juste soixante-dix ans. Des figures de la révolution étaient présentent en nombre. On se croirait dans un remake de l'historique «réunion des 22». Rédha Malek, Ismaïl Hamdani, Djamila Bouhired, Louizette Ighil Ahriz, Annie Steiner, Abdelmadjid Azzi, Hachem Malek, Abdelaziz Rahabi, Karim Younès, Ali Haroun…. et beaucoup d'autres, sauf des «officiels». Chacun y va des ses hommages et de ses éloges. Ali Bey se dit «fier et honoré de recevoir un homme de la tempe de Mohamed Saïd Mazouzi». La résistante de la zone autonome d'Alger, Louizette Ighil Ahriz, au anges, ne tarit par de louanges pour rendre hommage à celui qui, dans les pires moments, incarnait la résistance face un univers carcéral colonial dont la mission était d'humilier et briser des militants. «C'est notre Mandela à nous, un géant qui incarne l'épopée révolutionnaire», affirme fièrement Louizette. L'autre figure de la Révolution qui a tenu à saluer le parcours exceptionnel de Mazouzi n'est autre que le porte-parole de la délégation du FLN aux Accords d'Evian, Rédha Malek. «C'est le doyen des prisonniers de la période coloniale, il a tenu avec un courage extraordinaire pendant 17 ans dans les geôles coloniales. Un homme d'une valeur rare. Il est resté fidèle à ses principes de justice, de liberté et de progrès durant son long parcours. Aujourd'hui, il nous livre son ultime message : maintenir la flamme de révolutionnaire», clame l'ancien ministre de l'Information et de la Culture de la fin des années soixante-dix, avec un brin de nostalgie pour ces années de lutte acharnée pour l'indépendance. «Un homme à part» Pendant que les «anciens» convoquaient les souvenirs de la Révolution, la mémoire des camarades morts jeunes et l'idéal de la lutte de Libération nationale trahie, Mohamed Saïd Mazouzi, entouré des siens et surtout ému par les hommages qui pleuvent, continue de parapher ses mémoires qu'il lègue aux jeunes générations. A l'image d'un Mazouzi humble, son compagnon de prison et ami de toujours, Hachem Malek, se fait discret. Ils sont de cette race de militants qui s'effacent devant l'idéal qu'ils portent. Pour eux, l'homme est au service de la cause et non pas l'inverse. Dans ses mémoires, Mazouzi, sans fausse modestie déclare qu'il n'est pas un héros et qu'il n'a pas la prétention de l'être. L'histoire de Hachem Malek et Mohamed Said Mazouzi est digne d'un roman. «J'étais encore étudiant à Alger, en 1955, quand j'assistai à son procès qui se tenait au tribunal militaire de Cavaignac. Une année après, je me faisais arrêter par la police coloniale. Le hasard a fait que je me retrouve dans la même prison que lui», se souvient-il. Il se contente de ces quelques mots révélant la grandeur de cette lignée de héros discrets. Le témoignage de Ali Haroun apporte une autre démonstration de cette qualité chevillée au corps de militants désintéressés, voués à une cause. «J'ai connu Mazouzi par le biais de Omar Boudaoud, qui était mon responsable à la Fédération de France. Il m'a beaucoup parlé de lui. Dans l'esprit des anciens de l'Organisation spéciale (OS), leur espoir était de voir, à l'indépendance, des militants comme Mohamed Saïd diriger le pays. Je me suis fait une très haute idée de l'homme en observant son parcours d'abord dans les prisons coloniales, ensuite son rôle important dans la construction de l'Algérie. C'est un homme d'Etat.» Ali Haroun fait une révélation : «En 1992, quand le processus électoral a été suspendu, il a été contacté pour siéger au sein du Haut-Comité d'Etat et assumer la Présidence. Il avait été contacté avant Boudiaf. Il avait décliné en raison de son âge, mais il nous assurait qu'il était d'accord avec la décision d'interrompre le processus. Pour moi, il incarne l'image d'un homme politique convaincu et juste.» La génération de «l'édification nationale» était aussi au grand complet. Les camarades du ministère du Travail n'ont pas manqué le rendez-vous. A commencer par Ameur Azzouz, collaborateur de Mazouzi avant de devenir lui-même ministre du Travail. Ils sont la continuité de l'esprit de la génération de la guerre. Ils ne sont pas trop portés sur les louanges. Pour eux, c'était juste un devoir. Une conviction. Humbles, discrets. Ce sont les actes qui parlent pour eux. Ils ne sentent pas la nécessité d'arborer les étendards de la gloire. Ameur Azouz s'est contenté de dire : «J'ai eu l'immense honneur de travailler avec lui au ministère du Travail. Je lui ai consacré une chanson chantée par El Ghazi.» Le vieux syndicaliste Abdelmadjid Azzi le qualifie de «meilleur ministre du Travail depuis l'indépendance à nos jours. Un homme intègre et honnête». Et c'est le romancier Rachid Boudjedra qui résume en quelques mots la lettre et l'esprit de combat de Mazouzi : «La gauche algérienne existe grâce à des hommes politiques de la trempe de Mohamed Saïd Mazouzi, attaché toute sa vie à cet idéal. Il y a des hommes à part et il en fait partie.» Pour Lahcène Moussaoui notre «Mandela» national «symbolise l'engagement dans l'humilité». En deux heures, l'idéal révolutionnaire qui a été ressuscité. Mais manquaient à l'appel Zerouali, Oussedik, Boudaoud, Laimèche, Ould Hamouda, Bennai Ouali, Boutlilis, Remla, Ali Zamoum, Issiakhem, Kateb Yacine.... Leur nom est inscrit en lettre d'or dans le marbre de la révolution. Ils sont au panthéon de l'histoire. Mohamed Saïd Mazouzi leur rend un hommage appuyé dans ses mémoires et perpétue l'idéal pour lequel ils se sont sacrifiés. Il les fait vivre.