– Exposer un jeune enfant à une culture étrangère à travers la langue, la musique et les autres pratiques est-il un point positif ou négatif pour sa personnalité ? Les cultures musicales doivent se compléter et s'accepter mutuellement pour une meilleure compréhension de l'autre. Jusqu'à nos jours, la dimension humaine fait qu'aucune culture ne peut vivre en autarcie. Ici, j'adhère au point de vue de Jacques Lacarriere qui affirmait : «La culture, c'est tout ce qui refuse les similitudes, l'immobilisme des racines, les miroirs de la mémoire close, tout ce qui écarte le semblable pour rechercher ce qui est dissemblable, c'est aussi porter en soi d'autres mondes, c'est s'enrichir en se métissant et en se tissant de la culture des autres». Dès lors que notre patrimoine culturel est phagocyté par une autre culture, on s'inscrit alors en situation de choc des cultures, qui induira une mutation et une ambivalence qui peuvent éroder nos valeurs ancestrales, dont le comportement sera visible dans notre vie quotidienne… Il faut savoir que le cerveau de l'enfant s'adaptera plus facilement par rapport à celui de l'adulte à de nouvelles sonorités, des ajustements morphofonctionnels des synapses entraînant une plasticité cérébrale, cette épigenèse corticale induite par l'environnement acoustique va façonner le cerveau de l'enfant à une certaine écoute qu'il ne sera pas aisé de changer ultérieurement ; autrement dit, si l'on fait écouter exclusivement un style musical à un enfant (exemple, de la dance ou du rap), il sera difficile d'introduire et de faire accepter un achewiq ou une musique orchestrale acoustique, car son cerveau ayant conservé le stockage de signaux de l'harmonie préalablement écoutée en exclusivité, d'où l'intérêt de varier l'écoute musicale stylistique dès le jeune âge. – Le CD ou les autres moyens technologiques peuvent-ils remplacer la voix de la mère ? L'oralité est la colonne vertébrale d'une civilisation, c'est le principal vecteur de communication d'une société. Au-delà du chant, il y a l'ambiance sonore, la musique, le contexte social… L'oralité restitue le mieux la sensibilité, les impressions, le ton de la voix, la respiration, la nuance : autant d'éléments non transcriptibles, ils doivent être gravés sur un support audio fiable type compact disc. Par contre, les manifestations physiques de l'émotion, la mimique du visage, le sourire, etc. ne sont perceptibles que sur un support vidéo. D'où le grand intérêt de collecter, conserver et diffuser notamment à large spectre et partager au maximum pour une meilleure audibilité… – Quel est l'impact de l'absence de ces pratiques (chants, berceuses) sur l'évolution psychomotrice de l'enfant ? En 1880, Nietzsche disait : «Sans la musique, la vie serait une erreur, une besogne éreintante, un exil». Sans le chant, il manquera probablement une pierre à la structuration mentale de l'enfant ainsi qu'à son développement affectif. Les comptines, par exemple, sont des manifestations ludiques et représentent un mode de communication corporelle et sont impliquées dans l'apprentissage cognitif. En entonnant ces chants, le bébé reçoit aussi une esthétique, une mélodie, un texte, une voix et un rythme. En Kabylie, Tughach uzuzzen sont d'excellentes berceuses en matière de rythme, le jeu solfié ou chanté «aserques» consiste à prendre le nourrisson par les aisselles et le balancer sur les genoux de sa maman ; il représente une activité qui vitalise la relation mère-enfant en maintenant un cordon affectif. D'une manière générale, l'apprentissage de l'art favorise l'imagination, éveille les sens et stimule l'esprit critique, il est recommandé dès le plus jeune âge de développer l'expression artistique «naïve» de l'enfant avant que les codes sociaux ne prennent le dessus. La pratique régulière d'un instrument de musique développe la psychomotricité, améliore la coordination fine. Le jeu de percussion permet une expression médiatisée de l'agressivité, le chant permet aussi une aide à la mécanique du diaphragme pour mieux respirer. L'expression artistique d'une façon générale est un révélateur d'émotions enfouies… – La mondialisation est-elle le seul facteur de ce qu'on vit actuellement, l'influence notamment des chaînes de télévision étrangères, ou bien y a-t-il d'autres facteurs ayant contribué à cet état de fait ? Qu'on le veuille ou non, les pays technologiquement plus avancés tendent à nous faire parvenir d'une façon subtile (publicité, médias, etc.) leur façon de penser qui, croisée à notre conception culturelle, va engendrer un malaise, une sorte d'ambivalence qui va déshumaniser nos relations dans notre propre vie quotidienne. Si pour certains mondialisation signifie le progrès, pour d'autres elle induit quelque part un effritement de la personnalité. Depuis quelques années maintenant, les grands labels imposent au monde à chaque saison estivale par le truchement des médias lourds «le tube de l'été» ; la surmédiatisation et l'acharnement du visuel font que malgré nous on se met à fredonner ces mélodies sous le prétexte incongru du phénomène de mode. Le «process» du neuromarketing, des images subliminales opère et réussit allégrement dans ces situations… Il me semble qu'on est désarmé face à cette mode frelatée sauce «world music». Toute la politique de diffusion (radio et télévision), celle des quotas de chansons, ainsi que celles des musiques est à revoir ; on devrait encourager les laboratoires de recherche, multiplier les contacts et les colloques entre scientifiques et acteurs du patrimoine (poètes, chanteurs, musiciens, fabricants d'instruments de musique traditionnels, vieilles personnes portant un savoir de la transmission orale : conte, chants du terroir…). – Ce patrimoine a-t-il réellement ses spécificités, ou bien c'est la langue seulement qui le différencie des autres patrimoines musicaux étrangers ? L'analyse, voire la «dissection» d'une musique au sens mélodique et harmonique retrouve souvent des emprunts à d'autres cultures ; au fait, aucun chant ne s'est développé en vase clos, notre pays n'étant pas une «terra nullius» : diverses cultures l'ayant imprégné auparavant d'une façon plus ou moins pérenne, cette hybridation culturelle va constituer une essence féconde à une identité culturelle millénaire, les chants du patrimoine vont à mon sens évoluer avec chaque génération qui apportera sa sensibilité et sa façon propre d'interprétation. D'autre part, à l'écoute de quelques chants anciens de notre patrimoine, on est confronté à des hauteurs tonales, des intervalles et une harmonie qui rappellent celles du maqam (nahaound, bayati) ou de la nouba (raml el maya). D'autres motifs rythmiques ou mélodiques trouvent des similitudes entres les cultures celtique et berbère.Taos Amrouche compare le «cante jondo» du flamenco et le chant kabyle ancestral, elle met sur disque des chants sur des thématiques diverses : de la procession, des chants de la meule ou du berceau et ceux de la méditation. La musique locale ibérique qui est un élément recombinant de la musique andalouse se compose d'un fond wisigoth, de celtes et de gaulois. Lors de l'interprétation de certains chants archaïques de l'Alberca revisités par Taos Amrouche, ces mélodies rappellent l'harmonie des chants grégoriens avec leur influence orientale. A mon sens, dans ces cas, le patrimoine redevient un héritage de l'his