Lancée mercredi, l'opération «Bouclier de l'Euphrate» dans le nord de la Syrie vise à la fois à chasser le groupe Etat islamique (EI) de cette zone et à contrer l'avancée des milices kurdes. Pour Ankara, en conflit avec les Kurdes sur son propre territoire, il est nécessaire d'empêcher les Kurdes syriens de former une ceinture continue le long de sa frontière, qui menacerait directement la sécurité du pays. De leur côté, les Etats-Unis et la Russie ont annoncé, vendredi à Genève, avoir progressé pour parvenir à un cessez-le-feu. «Nous sommes parvenus à clarifier la voie menant à une cessation des combats», a déclaré le secrétaire d'Etat américain, John Kerry, à l'issue d'une réunion avec son homologue russe Sergueï Lavrov. Moscou et Washington combattent l'EI et entretiennent de bons rapports avec le Parti de l'union démocratique (PYD), principale milice kurde de Syrie, et son aile militaire, les YPG (Unités de protection du peuple kurde) qui mènent la guerre en Syrie contre les djihadistes. Mais pour Ankara, ces entités militaires sont des organisations «terroristes». La Russie soutient aussi le régime de Damas, alors que les Etats-Unis appuient l'opposition syrienne qui réclame le départ du président Bachar Al Assad. En mars 2016, le PYD a proclamé une entité fédérale sous le nom de «Rojava», qui comprend une grande partie des territoires historiquement kurdes du nord de la Syrie. Déjà à l'automne 2015, le PYD a ouvert un bureau de représentation du Rojava à Moscou. Aujourd'hui, le rapprochement de la Turquie avec l'Iran et la Russie pourrait ouvrir une nouvelle étape dans la crise. Etape qui pourrait transformer les victoires militaires des Kurdes syriens en défaite politique. En visite en Turquie mercredi, le jour même où Ankara a lancé son offensive «Bouclier de l'Euphrate» le vice-président américain, Joe Biden, a déclaré que Washington a dit aux milices kurdes de Syrie de ne pas franchir l'Euphrate vers l'ouest. «Nous avons dit très clairement» que ces forces «doivent retraverser la rivière» et «n'auront, en aucune circonstance, le soutien des Etats-Unis, si elles ne respectent pas leurs engagements, un point c'est tout», a indiqué le vice-président américain au sujet de la coalition des Forces démocratiques syriennes (FDS) dominée par les combattants kurdes. Ankara s'inquiète d'une progression des autonomistes kurdes de Syrie de l'autre côté de sa frontière et craint de voir les combattants kurdes se diriger vers Jarablos après leur conquête de la ville stratégique de Manbej, dans le nord de la Syrie. Les grandes puissance vont-elles ainsi laisser les pays de la région régler à leur manière le problème kurde ? Le Premier ministre turc, Binali Yildirim, a déclaré à l'occasion de la visite de J. Biden que son pays «ne tolérera pas une quelconque entité kurde à sa frontière » avec la Syrie. Mémoire douloureuse Répartis sur quatre pays — l'Irak, l'Iran la Syrie et la Turquie — les Kurdes ont vu leur destin tracé en dehors d'eux, victimes des enjeux géopolitiques des puissants du jour. Pour schématiser, à la suite de la Première Guerre mondiale et du démantèlement de l'empire ottoman, les Alliés décident de créer un Etat kurde. Le 10 août 1920, conformément aux Accords de Sèvres, un Kurdistan indépendant naît à l'est de l'Anatolie et de la province de Mossoul. L'opposition de Mustapha Kamel et le Traité de Lausanne de 1923 mettent à mort ce projet. Mustafa Kamel mène une politique d'assimilation, la langue kurde est interdite. Et les Kurdes deviennent les «Turcs des montagnes». Cela ne les empêche pas de se révolter en Turquie en 1925,1930 et 1937. Le 8 juillet 1937, la Turquie, l'Irak, l'Iran et l'Afghanistan signent le pacte de Saadabad qui consacre la coordination de ces pays pour laminer toute rébellion kurde. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec l'appui de l'URSS, les Kurdes créent leur Etat à Mahabad, en Iran, en janvier 1946. En décembre de la même année, les troupes iraniennes écrasent cette République. Quant aux Kurdes irakiens, ils continuent à se révolter contre le pouvoir central avec pour leader Ali Barzani. Ce dernier, face au refus de Baghdad de tenir ses promesses, déclenche une insurrection en 1961 au nord du pays pour l'«utonomie pour le Kurdistan, la démocratie pour l'Irak». En 1970, semble se dessiner un accord entre le Baas irakien et les Kurdes qui reconnaît ces derniers comme composante de la nation irakienne, la reconnaissance de leur langue et la création d'une zone autonome kurde. Cependant, des désaccords apparaissent et en 1974 Baghdad décide d'appliquer unilatéralement ces accords. La guerre froide influe sur le conflit. Les Etats-Unis et son allié l'Iran du shah Pahlavi encouragent l'insurrection kurde en Irak jugé trop proche de l'Union soviétique. Mais les Accords d'Alger signés par Baghdad et Téhéran en 1975 mettent fin à leur différend frontalier et à la cessation de l'aide iranienne aux Kurdes irakiens, ainsi laminés. La fin de la guerre irano-irakienne (1980-1988) n'a pas mis fin aux souffrances des Kurdes. Le pouvoir de Saddam Hussein va jusqu'à utiliser les armes chimiques pour les anéantir, à l'exemple du village de Halabja en 1988. Le 13 août 1989 est assassiné par des agents de Téhéran à Vienne le docteur Abdul Rahman Ghassemlou, secrétaire général du Parti démocratique kurde. Jalal Talabani, leader de l'Union patriotique du Kurdistan, est distant avec Ankara. Et dans l'histoire kurde, les divisions des leaders politiques ont souvent été exploitées par les pouvoirs pour les affaibir.