Mardi matin, 9 février 2010. Toutes les rédactions, à Alger comme à Paris, ne parlent plus que de cela : « Une loi algérienne va criminaliser la colonisation. » Dans les milieux politiques des deux pays, les déclarations incendiaires se répondent d'une rive à l'autre. Mercredi matin, 10 février 2010. Plus un seul écho, plus une seule ligne, plus une seule déclaration sur le sujet ! C'est là pour le citoyen lecteur ou auditeur un premier sujet d'étonnement ! Il faut donc en revenir aux faits puis tenter une explication. Les faits : à Alger, un député du groupe FLN à l'Assemblée populaire nationale (APN) a déposé, le 13 janvier, une proposition de loi signée par 125 de ses collègues appartenant à la majorité présidentielle. Le bureau de l'APN a renvoyé le texte à son auteur pour « vice de forme » : premier bémol. S'il réapparaît à la session de printemps, et s'il est mieux écrit, encore faudra-t-il, rappelle-t-on à Alger, que le gouvernement, maître de l'ordre du jour, accepte de l'inscrire au programme de l'Assemblée : deuxième bémol. Mais, comme toujours dans notre monde d'information accélérée, on n'aura entendu que le dépôt de la proposition et pas les deux bémols. Qu'importe, après tout, puisque les deux gouvernements ont manifestement décidé de calmer le jeu. La tentative d'explication maintenant : il faut, pour comprendre, remonter jusqu'à l'an 2000 et la visite en France du nouveau président algérien. Un Abdelaziz Bouteflika qui, depuis son élection en 1999, ouvre les portes et les fenêtres pour réconcilier l'Algérie avec elle-même au sortir des « années noires » et pour lui redonner son rang international, notamment dans le bassin de la Méditerranée : il réhabilite tous les héros « oubliés » de la lutte de libération, il use ostensiblement de la langue française, il revendique saint Augustin et Albert Camus, il parie sur le renforcement des liens d'une Algérie souveraine et décomplexée avec l'ancien colonisateur. A Paris, Jacques Chirac et Lionel Jospin cohabitent, mais ils n'ont pas l'ombre d'une divergence sur l'importance des relations franco-algériennes. Les trois hommes vont lancer la belle idée d'une « Année de l'Algérie en France » pour 2003. Ce sera un grand succès. D'autant qu'en mars, le refus de la France de participer à la deuxième guerre d'Irak a porté la popularité de Chirac à son zénith, dans le monde arabe en général et en Algérie en particulier. C'est ainsi que l'on verra culminer, en 2003, cette amitié démonstrative entre les deux pays. Les turbulences commenceront quelques mois plus tard, en février 2005. A Paris, un calamiteux amendement législatif sur « le rôle positif de la colonisation », adopté en catimini par l'Assemblée nationale, va révulser les Algériens, qui ne comprennent pas que le Président français ne tienne pas ses troupes. Rien n'y fera : ni l'annulation juridique de cette disposition par le président ni l'intervention remarquée de l'ambassadeur de France, quelques jours plus tard, devant les étudiants de l'université de Sétif : Hubert Colin de Verdière va, ce jour-là, avec beaucoup de force et de dignité, dire à la jeunesse d'Algérie que « les massacres de 1945 » représentent une « tragédie inexcusable ». Quel était donc le vrai discours de la France, celui du 23 février à l'Assemblée ou celui du 27 février à Sétif ? Les « représailles » ne tarderont pas, avec les demandes de « repentance », les excès verbaux sur les « fours crématoires » et le « génocide ». En juillet 2005, Jacques Chirac est en visite à Madagascar. Il condamne, dans un discours solennel, la répression sanglante de 1947. Beaucoup d'amis Algériens, hors des cercles du pouvoir, me diront aussitôt après : « Pourquoi Chirac ne nous a-t-il pas dit, à Alger, ne serait-ce que la moitié de ce qu'il a dit aux Malgaches » ? Et puis, c'est l'enchaînement, la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, à coups de « racailles », de « karcher » et « d'identité nationale ». Quelles que soient les relations ambiguës des Algériens avec leur émigration en France, ils ne supportent pas le mépris affiché que ces propos traduisent envers les Algériens de France, toujours visés en première ligne. Rien n'y fera, là aussi : ni le soin mis ensuite par le nouveau président à se rendre prioritairement au Maghreb – et d'abord en Algérie – au lendemain de son élection, ni sa nouvelle politique méditerranéenne, ni plus tard le remarquable discours de décembre 2007 à l'université de Constantine, où il souligne le caractère « injuste par nature » du système colonial... « une entreprise d'asservissement et d'exploitation ». Malheureusement, le soir même, le président français reçoit à l'Elysée des « associations de pieds-noirs et de harkis ». Il tente d'expliquer à ses interlocuteurs, comme s'il devait s'en excuser, les motivations de son voyage en Algérie et… de son discours du matin. Les journaux télévisés de 20h ne parleront que de cette réception du soir, sans un mot pour le discours du matin ! Et les mêmes accusations de double langage lancées contre Chirac atteindront dès lors Sarkozy. Après quelques mois d'accalmie, l'année 2009, avec son cortège d'affaires judiciaires, de débat nauséabond sur « l'identité nationale et l'immigration » (heureusement, mais bien tardivement enterré l'autre soir par le Premier ministre français), puis de l'humiliant classement de l'Algérie dans la liste des pays « à haut risque » en matière de transport aérien, les « représailles » classiques ont donc fait leur réapparition du côté d'Alger. Et certains de dégainer à leur tour, au sein de la classe politique française, pour proposer, « en représailles », de surseoir à la ratification de la convention-cadre de partenariat franco-algérien… que la majorité de la droite et les partis de gauche auront la sagesse d'adopter, sans coup férir, dans la même journée de mardi. Fermez-le ban ! Conclusion de ce nouvel épisode ? La France et l'Algérie sont toujours malades des pages tragiques de leur histoire commune et certains, à Paris comme à Alger, n'ont de cesse de rouvrir les plaies et d'instrumentaliser, à des fins électorales, les souffrances anciennes des uns et des autres. Chacun des deux gouvernements, même s'il finit par calmer le jeu, garde toujours en réserve ces quelques tireurs de flèches empoisonnées, qu'il lâche ou retient suivant les circonstances. Et cela, alors même que la coopération entre les deux pays continue à fonctionner : le Monde ne titrait-il pas sa une de mardi sur le retour de Renault en Algérie ? Cette « guerre des mémoires », près d'un demi-siècle après l'indépendance, devient vraiment insupportable. Le peuple algérien, dans ses profondeurs, éprouve pour la France et les Français une amitié dont tous ceux qui se rendent dans ce pays ne cessent de témoigner. Mais il garde aussi, au sein de chaque famille, les souvenirs amers de la conquête, de la colonisation et de la guerre de Libération. Pourquoi l'Etat français, au plus haut niveau, ne pourrait-il reconnaître, avec des mots simples, forts et dignes, sa responsabilité historique dans les malheurs qu'a entraînés, pour le peuple algérien, l'occupation injustifiable, le système colonial inique et les répressions impitoyables qui ont jalonné les 132 ans de sa « présence » outre-Méditerranée ? Ce n'est pas aux Français de 2010, qui ne sont « coupables » de rien, d'en porter le poids et d'exprimer une quelconque repentance. C'est encore moins aux Français d'Algérie de le faire, alors qu'ils sont des victimes évidentes de cette histoire tragique. C'est à l'Etat français d'assumer son héritage : Jacques Chirac a su le faire en 1995 envers les juifs de France en reconnaissant la responsabilité de l'Etat dans la rafle du Vel'd'hiv. Lionel Jospin a su le faire en 1997 envers les descendants des fusillés de 1917 en reconnaissant la responsabilité de l'Etat dans la répression des mutineries de la Grande Guerre. L'un et l'autre ont su ainsi apaiser les souffrances mémorielles. L'un et l'autre en sont sortis grandis. Alors, Monsieur le Président ? * Originaire d'Algérie, Georges Morin préside, au sein de Cités-unies France (CUF), le réseau des villes françaises partenaires de villes algériennes. Il est l'auteur de L'Algérie, idées reçues (le Cavalier bleu, 2007)