En ce vendredi gris, l'hommage officiel attendu – c'est le ministre de la Culture qui lira l'oraison funèbre en présence de Abdelmalek Sellal et des autorités civiles et militaires de la région – n'aura pas fait ombrage à la dimension populaire de l'événement et Constantine aura, de près ou de loin, marqué son attachement à l'homme et compati à la douleur des siens. Constantine a toujours su saluer la mémoire de toutes les grandes figures qu'elle avait portées sur les fonts baptismaux – de Si Mohamed Bendjelloul à cheikh Ma'mar Benrachi, de Abdelmoumen Bentobbal à Abelkader Toumi ou Zouaoui Fergani – qui avec talent et souvent abnégation avaient maintenu, en des temps improbables, les prestigieuses filiations des Bestandji, Benkartoussa, Benmerabet, Belghoul, Bendjemel ou Omar Chaqleb. Mohamed-Tahar nait au printemps 1928 au sein d'une famille marquée au coin des attaches musicales, au cœur d'une des séquences décisives de l'histoire algérienne, celle de «la reprise historique», selon la formulation du regretté Abdelkader Djeghloul, qui verra la société musulmane se remobiliser, convoquer de nouveaux cadres d'expression – la presse, le théâtre, l'association – et Constantine, dont les élites s'étaient déjà signalées par la lettre adressée à la commission d'enquête sénatoriale de 1891 ou la création du Cercle Salah Bey avec le muphti Mouhoub Benmouhoub, y occupera une place significative. UNE DÉCENNIE MYTHIQUE. L'enfant qu'accueille la famille de Mohamed – Tayeb Reggani – cheikh Hamou, pour les mélomanes constantinois – allait grandir dans une médina désormais largement dominée par la ville européenne qui, notamment sous l'action de son maire historique Émile Morinaud, imposait son urbanisme, sa modernité et quelque part la morgue des puissants. Il ne reste, à ce jour, que trois survivants de la décennie mythique constantinoise des années 1920 – Hadj Kaddour Darsouni, né en l927, Si Mouloud Bendib, né en 1926, et cheikh Larbi Bouchalta, né en 1927 – qui avait vu naître Abdelmadjid Djezzar, Abdelmoumen Bentobbal, Malek Haddad, Kateb Yacine et Mohamed-Tahar dont les empreintes, les œuvres relèvent désormais du patrimoine culturel national. Pour l'artisanat constantinois, socle des univers confrériques et musicaux de la médina, ces années-là furent aussi celles du début du délitement, de la concurrence agressive des produits manufacturés et les Reggani – Abdelkrim, l'aîné en particulier – tentaient de maintenir la tradition de la broderie citadine alors même que se levaient, sur un autre registre, les préventions vis-à-vis de l'école publique française et que l'école Jules Ferry de Sidi Djellis, recevait de plus en plus d'élèves musulmans. Mohamed-Tahar y inscrit un parcours aléatoire, dont il témoignera par la suite dans l'un des documentaires que lui consacrera la télévision nationale, mais dont on n'a pas forcément pris la mesure sur les choix futurs de l'artiste. Y avait-il, en effet, découvert, sans doute par une formidable intuition, le challenge inédit d'une modernité qui allait le porter plus loin que les appartenances et les allégeances établies ? TRANSGRESSION FÉCONDE. Dans une fin de second conflit mondial qui fut particulièrement dure pour les Algériens, Mohamed-Tahar retrouve, un temps, auprès de son aîné Abdelkrim, les ornementations subtiles de la médina, de l'enracinement, même s'il conserve de l'hiver 1945 le souvenir d'un grave accident qui aurait pu affecter sa main gauche. Signe du destin ? Ce n'est pas, en tout cas, à l'ombre de la gloire du père – au demeurant cheikh 'amel, de la zaouiya Aïssaouiya – que Mohamed-Tahar veut tracer son chemin, et son choix de l'association «Toulou' el fadjr» (Lever de l'Aurore), vouée au Machreq musical, aurait sans doute mérité des lectures plus attentives. Au-delà d'une inclination réelle pour les musiques d'Orient – la légende veut même que le jeune Mohamed-Tahar n'hésitait pas à sortir son djawaq (flûte de roseau), pour accompagner, des travées de l'historique salle de cinéma Cirta, les artistes qu'il suivait à l'écran –, c'est moins d'un refus des héritages citadins qu'il s'était agi que d'une quête de nouveaux horizons, de territoires qui excédaient les limites d'une médina arcboutée à ses valeurs. L'aventure de «Toulou' el fadjr» constitue indéniablement l'une des premières empreintes fortes de la vie de Mohamed-Tahar, caractérisée par une transgression de long cours. Plus que les poèmes de Ahmed Chawqi, El Moutanabbi, le lyrisme de Mohamed Abdelouahab ou Oum Kaltoum, dont il reprenait les textes, est-ce la fascination pour le violon de Réda El Kolaïa, musicien tunisien associé au travail de Mohamed Derdour, animateur de «Toulou' el fadjr» qui marque Mohamed-Tahar. Il en parlera aussi et ce fut, à nul doute, le premier basculement décisif d'une trajectoire artistique qui ne voulait rien se refuser. Mohamed-Tahar avait-il aussi voulu – volontairement ? – couper le cordon ombilical, construire une fraternité de substitution, à la filiation familiale et constantinoise ? Il se placera de manière inédite sous l'étoile de Missoum Amrani à Alger, au tout début des années 1950 où il côtoiera, entre autres, Ahmed Wahbi, Khelifi Ahmed et, là encore, cette station paraît aveugle pour ceux qui allaient instituer Mohamed-Tahar en «chantre du malouf». CETTE MONTAGNE-LÀ. Mohamed-Tahar avait-il eu alors l'intelligence de se construire plus loin qu'un champ citadin constantinois esthétiquement verrouillé avec les fortes personnalités de Khodja Bendjelloul, Abdelhamid Benelbédjaoui «Errais», l'aura naissante de Raymond Leyris ou encore les premiers pas notables de Kaddour Darsouni ou Abdelmoumen Bentobbal ? Si Hassouna Ali Khodja ou Abdelkader Toumi avaient tôt décelé les capacités du fils de Hamou et l'avaient fortement engagé à revenir aux legs de la médina et, s'il est difficile de dater, au sens événementiel, le retour de l'enfant prodige, il témoignera avec émotion de l'inédit challenge qui devait changer le cours de son existence. «Mon frère Zouaoui me sollicite pour remplacer le violoniste défaillant de son groupe appelé à animer un mariage. Je lui ai répondu mais mon frère, je ne connais rien à votre musique. Il insista : ‘‘Tu es un bon violoniste, suis-nous et fais comme nous''. J'allais découvrir une véritable montagne et je m'étais dit que jamais je ne pourrai parvenir à son sommet». Son chemin vers les crêtes ne sera balisé ni par la zaouiya ni par les fnadeq, même s'il va volontiers à la rencontre de ceux qui faisaient autorité dans la société musicale constantinoise. Mohamed-Tahar rappelle, avec un air malicieux, ses remontées en direction de Djebel Ouahch, en Vespa, avec son véritable sherpa, cheikh Abderrahmane Kara Baghli, dit 'Abeïd, et il aura l'intelligence de solliciter, d'écouter et d'apprendre – auprès de Abdelkader Toumi, Ma'mar Benrachi. Sa mémoire hors norme, son souci de s'affirmer, signeront sa véritable (re)naissance constantinoise. Au passage, il y aura ce notable radio-crochet de la place d'Armes de Annaba où, au-delà du prix qui le distingue, Mohamed-Tahar rencontre ce qui allait faire son exceptionnelle carrière : le public. Même s'il consent aux normes et à l'animation de fêtes familiales – il aura vite fait de se faire un nom à Constantine et dans ses périphéries –, cette première séquence constantinoise sera celle de l'incursion décisive dans une modernité dont les principaux supports allaient être la radiodiffusion et le disque et, de manière relativement précoce, la télévision. MANAGER CULTUREL, HOMME-ORCHESTRE. L'expérience de la maison Déréphone – en association avec son ancien mentor Mohamed Derdour – laissera sans doute des traces amères mais Mohamed-Tahar en tirera des enseignements de longue portée. Les 45 tours Déréphone, incunables aujourd'hui, sont devenus quasiment des objets «collector» et Mohamed-Tahar, dès lors, prend date et se distingue de ses amis Darsouni et Bentobbal engagés dans un autre magistère. La discographie Déréphone permet d'avoir une vue documentée sur les choix de l'artiste et restitue dans le même mouvement la rapidité de l'ancrage dans les arcanes des musiques citadines de la médina constantinoise. La création de la société d'édition musicale Sawt El Menyar, au milieu des années 1960, conforte d'abord une puissante intuition de Mohamed-Tahar selon laquelle ce serait désormais le marché qui allait sanctionner le travail artistique et non plus le seul cercle des initiés. L'enjeu serait le public, le plus large, le plus diversifié, où qu'il pouvait se trouver, et Mohamed-Tahar a su, avec talent et générosité, aller à sa rencontre, tisser des liens, créer, de Constantine à Annaba, en passant par Souk-Ahras, Tébessa, El Eulma, Guelma, un véritable réseau d'aficionados qui disaient «El Hadj» tout simplement avec affection. Il est vrai que l'accomplissement, en 1966, des rites du Hadj – en compagnie notamment de la moudjahida Hadja Fatima-Zohra Sa'daoui, dite Tata – avait rajouté à son aura et contribué à fixer l'image désormais établie de l'artiste que connaissent les Algériens. Producteur et distributeur de ses propres œuvres, Hadj Mohamed-Tahar n'en n'était pas moins actif sur la scène musicale nationale au travers des concerts télévisés et des soirées de gala qu'il animait en particulier à Alger où il fédérait notamment les mélomanes Estiens. Ses proches témoignent du sens singulier qu'avait alors Hadj Mohamed-Tahar des attentes de son public et souvent surprenait-il ses musiciens, à l'entrée sur scène, en bouleversant les programmes répétés. Hadj Mohamed-Tahar aura tôt intégré dans sa culture professionnelle les éléments essentiels de l'économie du spectacle, qui veillait aux conditions de ses prestations comme le ferait un imprésario qualifié et sur scène chacun savait son attention à la balance, à la place de chaque instrument. Véritable metteur en scène de sa carrière, il savait disposer d'arguments artistiques qui le situaient sans ambigüité hors des carcans et des normes convenus. Luthiste émérite, violoniste d'exception, flûtiste, clarinettiste, chacun de ces instruments était aussi une aventure, une empreinte de plus, une quête jubilatoire d'une identité artistique irréductible aux influences et aux commencements.Plus clairement et bien plus rapidement que beaucoup d'autres – de ses épigones, en particulier – Hadj Mohamed-Tahar Fergani avait aussi eu l'intuition de l'imbrication de la culture et notamment des musiques dans les enjeux de société et de pouvoir. D'une certaine manière, son archet et sa voix auront de fait accompagné, bien au-delà des festivals et des manifestations publiques, la mise en place des institutions de l'État-nation et ses proches savaient tout l'attachement que lui portaient les premiers responsables de l'État algérien. Il aura été, de ce point de vue, l'un des plus constants et des plus représentatifs ambassadeurs de la culture algérienne à travers le monde. DES DIMENSIONS MECONNUES. Les chercheurs se poseront un jour sérieusement la question de savoir de quoi Hadj Mohamed-Tahar Fergani était-il le nom ? Ils récuseront alors l'étroitesse de costumes plus taillés dans la puissance des conventions qu'à la mesure de la qualité de ses contributions au patrimoine musical national. La convocation du «Rossignol», outre d'être facile, ne rend pas compte des capacités vocales hors normes de l'artiste. Qui, comme lui, pouvait travailler sur des gammes aussi hautes ou encore adapter la tessiture de sa voix aux nécessités de tel ou tel type de mode ou de genre ? Un jour, nos musicologues reviendront sur tous ces aspects. Et puis il y a la prégnance des choix artistiques qu'il faut prendre en compte. Hadj Mohamed-Tahar – ses enregistrements privés ou publics en font foi – a excellé tous genres confondus et il se définissait, comme le rappelle avec émotion son fils Rachid, comme «celui que Dieu a envoyé pour faire le bonheur des gens – zahi ennass» et s'il se vivait un peu comme un «primus inter pares», il avait toujours reçu les hommages (innombrables) avec un réel sens de l'humilité. N'y avait-il alors que le malouf dans sa vie ? Le rappel s'impose que le malouf demeure le corpus musical de référence de Constantine mais que les musiques citadines de la médina – mahdjouze, zedjel, 'aroubi, quadriat, hawzi, madih – ne s'y réduisent pas. Si Hadj Mohamed-Tahar Fergani a tout chanté du patrimoine constantinois, il aura été, sans doute aucun, le premier à décloisonner les musiques citadines algériennes en s'appropriant les corpus de la Çan'a ou du Gharnati (ndlr : les écoles d'Alger et de Tlemcen). Sa quête artistique l'avait conduit à ses tout débuts vers quelques œuvres tunisiennes et, bien plus tard, il convoquera avec élégance le patrimoine marocain. À sa manière, il aura plus plaidé pour la liberté, les rencontres, les convergences que pour l'enfermement, fut-ce dans un écrin aussi prestigieux que celui de sa ville natale. «C'est en voyant l'immensité de la foule qui l'accompagnait ce vendredi que j'ai pris la réelle mesure de son importance», confie le proche parmi les proches, son fils Salim.
ABDELMADJID MERDACI Auteur du Dictionnaire des musiques citadines de Constantine, éditions du Champ Libre, Constantine.