Etienne Balibar, philosophe français d'obédience marxiste, a fait l'objet d'une conférence animée au CDES (Centre de documentation économique et sociale d'Oran) par Mohamed Moulfi de l'université d'Oran. L'intervention n'est pas fortuite, car celui-ci venait de contribuer à un ouvrage collectif intitulé en anglais Balibar and the Citizen Subject, paru en février dernier et édité par Edinburgh University Press, en Ecosse (Royaume-Uni), sous la direction de Waren Montag et Hanan Elsayad. Dans son travail intitulé Figures of Universalism: Notes on Philosophy and Politics in Etienne Balibar, traduit vers l'anglais par Vanessa Brutshe, Mohamed Moulfi s'est intéressé à la période d'après la coupure philosophique et théorique avec Althusser survenue graduellement vers la fin des années 1970. Le corpus pris en considération dans cette étude contient un certain nombre d'ouvrages, dont notamment La proposition de l'égaliberté, paru en 2010 et où il décripte les notions d'égalité et de liberté, ainsi que Citoyen sujet et autres essais d'anthropologie philosophique, paru en 2011. Il s'est également basé sur le contenu d'une conférence donnée en 2009 au Liban (Université américaine de Beyrouth) et intitulée «Saeculum. Culture, religion, idéologie», en plus d'un certain nombre d'articles, dont des entretiens et des discussions autour de la notion d'universalisme et de citoyenneté. Plus exactement des universalismes (au pluriel), une synthèse de ses réflexions regroupées dans un ouvrage paru après 2015 et dont le conférencier n'a pas tenu compte en tant que tel. «Balibar reste un philosophe ouvert aux nouvelles conceptions, aux mouvements sociaux et politiques», indique Mohamed Moulfi, qui pense que, après la rupture avec Althusser, le philosophe français – qui, au passage, a enseigné à l'université d'Alger juste après l'indépendance – a profité de tout ce qui a été dit à partir de Michel Foucault, de Jaques Derrida, de la linguistique et de la psychanalyse pour proposer des discussions autour de la notion de citoyenneté avec, bien entendu, un arrière- fond marxiste, mais «c'était aussi pour faire en quelque sorte le bilan de cette idéologie et pour repenser l'auteur du Capital en tant que savant». Pour mieux illustrer cette notion d'ouverture, Mohamed Moulfi évoque également les philosophes italiens, espagnols ou argentins, avec lesquels Balibar a dialogué, dont notamment Ernesto Laclau, qui a, pour faire le lien avec le fait politique d'aujourd'hui, inspiré le mouvement «Podemos» en Espagne. «Balibar s'est basé sur tous les enseignements pour repenser le marxisme et la philosophie politique, pour repenser la politique, le politique et la place de Marx au milieu de tout cela», explique-t-il. En introduisant l'idée qu'il n'y a pas un seul universalisme, mais plusieurs, Balibar admet par la même occasion les conflits qui en découlent et pouvant être violents avant de mettre en évidence, à partir de 2010 (c'est récent), la notion de «différences anthropologiques», c'est-à-dire pas de spécimen unique, mais, précise Mohamed Moulfi, «une variété d'humanités qui coexistent». Le couple égalité /liberté pose problème aux marxistes qui sont venus après le philosophe allemand, tels Gramsci, dans les années 1950, ou Galvano Della Volpe, qui ont produit des réflexions sur cette problématique en ayant en ligne de mire Staline et son histoire lourde et compliquée. «La société que souhaitait Marx devait être égalitaire, mais, concernant la liberté, celle-ci, du moins au départ, serait limitée», ajoute l'universitaire algérien, en s'interrogeant sur ce que Marx a omis ou négligé de dire sur cette équation, sachant que dans le socialisme réel, celui expérimenté par certains pays, à l'exemple de l'Union soviétique, a bien garanti l'égalité, mais où la liberté était absente, alors que cela devait aller de pair. Il va plus loin en considérant que même le mot d'ordre «Liberté-Egalité-Fraternité», mis en avant lors de la Révolution française de 1789 a été très vite contesté par ceux qui sont venus après. L'universitaire algérien passe ensuite en revue l'évolution du rapport société / Etat en parallèle avec la mise en question, durant ce processus, de la philosophie classique, en lui opposant la philosophie de l'histoire. «Il y a chez Balibar une nécessité d'articuler philosophie politique et philosophie de l'histoire, et cela voudrait dire qu'il faudrait que je sache quelle genre de société je voudrais avoir pour mettre en place une philosophie politique». Tous ces «antagonismes» préfigurent sa réflexion sur les notions de modernité et de post-modernité. Mohamed Moulfi explique que Balibar tranche en considérant qu' «il faut peut-être trouver une autre dénomination au concept de post-modernité, car l'émergence de cette deuxième modernité est en réalité une remise en cause en profondeur de la première». Celle-ci est marquée par l'émergence des droits formels et symboliques auxquels il a fallu donner de la consistance. «Ici, les tâches à accomplir sont, explique le conférencier, des tâches d'émancipation, il s'agit d'acquérir une certaine liberté en s'affranchissant des contraintes, de la morale, etc.» Il pense également que Marx a déjà un pied dans cette modernité, mais, en visant à transformer le monde, il est aussi dans la seconde, qui est caractérisée par le passage des droits symboliques formels vers les droits de la consistance du réel. Rendre réel ce qui était de l'ordre du symbolique est en soi un bouleversement (émergence des antagonismes de classe, mais pas seulement). Dans la catégorie première modernité, on retrouve la Déclaration des droits de l'homme (symbolique), mais aussi dans certains cas des faits de décolonisation (émancipation) non achevés. «Lorsque les projets ne sont pas achevés, on est toujours dans l'émancipation, pas dans la transformation, et, dans certaines contrées, dans certains milieux, les expériences ne sont pas encore arrivées à maturité pour une véritable transformation du monde». Balibar estime qu'il y a des prémices qui indiquent que la seconde modernité va renverser la première, car il nie le déroulé continu et sans heurts du passage de l'une à l'autre. A l'étude du rapport Etat/ société fait écho l'analyse du rapport Etat/ individu et le clivage citoyen / homme privé. De là émerge une autre problématique car «pour assurer l'existence de l'Etat, il faut des lois et il faut qu'elles soient obéies, mais s'il y a empire de la loi, il n'y a aucune possibilité d'émergence des différences anthropologiques». La démocratie telle qu'elle est conçue, c'est-à-dire la politique de la majorité, a des limites, d'où la crise actuelle, car celle-ci ne permet pas à la différence anthropologique d'exister. Mohamed Moulfi, reprenant Balibar, estime qu'il peut y avoir une nouvelle philosophie politique qui doit dépasser le face-à-face Etat / société, dans la mesure où celle-ci permet à la différence anthropologique (pas seulement culturelle mais aussi de sexe, d'esprit, de nature du travail, etc.) de s'exprimer et d'exister, et c'est cela la 2e modernité.