Ahmed Cheniki, l'enseignant en littérature française à l'université de Annaba déclare répondre à l'«Appel de la retraite» dans un secteur devenu sourd. «Parler dans mon cas, dans notre cas, c'est agir. Je n'ai jamais observé le silence. Ce n'est pas aujourd'hui que je vais taire les défauts et les tares de notre système universitaire ou médiatique. C'est vrai qu'il y a des risques, mais il faut apprendre à encaisser les coups tout en étant éveillé, c'est-à-dire ne pas prendre part aux jeux malsains de l'aphonie et de l'indifférence», écrit-il, et de poursuivre : «L'université va mal, tout le monde le sait. Mais que faire et par où commencer pour changer les choses? C'est vrai qu'à la différence de jeunes collègues, dont certains, intéressants, vivent une certaine marginalisation, en sourdine, nous autres, pour paraphraser Charles de Gaulle, ce n'est pas à notre âge qu'on va commencer une vie d'indifférents et de taiseux… Ceux qui sont partis enseigner en France, par exemple, ne l'ont souvent pas fait par plaisir, ils auraient, eux aussi, aimé rester ici, mais les conditions étaient impossibles.» Sur le «mur» de son profil virtuel, l'enseignant raconte les aberrations d'un secteur, le sien, à travers des anecdotes et des situations vécues qui disent tout le malaise de la population universitaire. «A Annaba, à la faculté des lettres et des sciences sociales où j'enseigne, il n'y a même pas une salle pour les enseignants appelés à concurrencer les étudiants sur les bancs ou sur les rebords des murs. L'enseignant, méprisé, est à la remorque d'une administration étouffante, trop passive, souvent anachronique et incompétente, fragilisant ce corps hétéroclite, dans sa majorité amorphe et d'un affligeant conservatisme, en mettant en place un système de rente s'accommodant parfois avec l'illégalité qui parcourt les territoires abscons bordant une université ignorant les contours pédagogiques et scientifiques, distribuant des diplômes sans réelle qualité. Les enseignants fatalistes, gagnés par la démission, amorphes, séduits par les relents rentiers, ne réagissent pas devant ce type de situation. On enseigne ou on fait semblant d'enseigner dans des amphithéâtres mal conçus, à l'acoustique défaillante, rendant toute communication impossible, tout en entreprenant une singulière gymnastique pour bénéficier de bourses et de stages à l'étranger», tranche-t-il dans l'un des ses posts. Une question d'honneur Plus amer encore, l'agronome de l'université de Mostaganem, Aziz Moats, vide ses tripes : «Il ne s'agit pas d'une fuite (le départ en retraite, ndlr) mais d'un acte réfléchi et d'une grande probité intellectuelle, ainsi qu'une question D'HONNEUR….Avec le départ annoncé du P. Ahmed Cheniki , celui du sociologue Nacer Djabi, ce sont deux cris d'une même et intense douleur, celle de ne plus pouvoir supporter l'entêtement généralisé de gestionnaires sclérosés, la crasse démission d'un corps enseignant incompétent, arrogant et corrompu et une masse estudiantine amorphe et tétanisée par le bouclage de la note de la honte. Celle qui fait l'impasse sur le travail, l'abnégation et l'esprit critique…. Ces départs, ne sont pour nous ni une démission, ni un caprice», peste-t-il. Rappelant ses 20 années de «luttes et d'acharnement» à l'université contre les tutelles successives, A. Mouats adresse, via sa déclaration, deux messages, l'un à la jeunesse et l'autre à l'adresse de «ceux d'en haut». «Si je pars c'est aussi pour dire à la jeunesse que toutes les vieilles carcasses ne sont pas éternelles et que rien ne remplace mieux une vieille souche qu'une souche plus vigoureuse…c'est aussi un message très symbolique et aussi très personnel à ceux d'en haut…il est possible de servir sans être aux commandes…par la sagesse, par la tolérance et par la générosité…je sentais le vent venir, celui de la haine…à ceux qui ont tout tenté pour nous humilier, je dis calmement que la seule humiliation qui vaille est celle de notre jeunesse, de nos étudiants…».
Trop tard Pour enfoncer encore davantage un clou déjà bien profond, le très médiatique sociologue de l'université Alger 3, Nacer Djabi, dans sa lettre d'adieu ferme pour un long moment la parenthèse de l'espoir. Celui de voir l'université algérienne connaître une réforme salvatrice. «L'université n'est plus réformable. Il est trop tard, même si la bonne volonté existe chez les décideurs, ce dont je doute», écrit-il en annonçant que le niveau ira en se dégradant et les différentes formes de corruption atteindront une échelle industrielle. D'un pessimisme lucide, N.Djabi broie du noir, car, constate-t-il, les conditions d'une réforme salutaire basée sur une stratégie volontaire et une abnégation à toute épreuve ne sont pas réunies. «La réforme nécessite le changement de regard de la société entière, à partir de la famille, sur l'université et ce qui lui est demandé matériellement et socialement. Il s'agira aussi de lutter contre de nombreux intérêts», indique-t-il. le sociologue met en garde également contre la bradage de l'université publique, il écrit : «Notre université va décliner puis mourir en douceur, en attendant l'université privée – comme cela a été le cas d'expériences arabes et étrangères – et l'apparition d'un système d'enseignement parallèle. L'avenir jugera sur cet aspect, mais les indices sur les expériences de pays arabes montrent déjà que le succès est loin d'être garanti, alors que les inégalités sociales se sont aggravées. Ces expériences montrent que ce système d'enseignement ne sera pas plus facile à gérer qu'une université publique qui agonise sous nos yeux». Après une trentaine d'années de service, amer, le sociologue tire ainsi sa révérence à un secteur qui continue de souffrir de ses incohérences et contradictions. «Ma génération et probablement la suivante s'en vont avec ce sentiment d'avoir échoué à changer les choses». Le départ en retraite -qui n'est pas fatalement, en soi, une mauvaise nouvelle pour les bénéficiaires- commence à peser lourdement sur le fonctionnement de certains secteurs, entre autres ceux de la santé et de l'éducation. La décision de porter l'age de la retraite à 65 ans pour les hommes (contre 60 ans) et 60 ans pour les femmes (contre 55 ans) avec une prolongation de deux années de départ sans limite d'âge, a quasiment vidé les institutions de leur capital humain expérimenté. Mais au-delà de cette étape du monde du travail, la saignée que vit actuellement l'enseignement supérieur doit être garrottée. Le départ en masse des enseignants expérimentés est une perte colossale dont le pays ne peut se relever. Celle des années 1990 en est, s'il en faut, une preuve des conséquences à subir. L'une des grandes raisons du marasme de l'université algérienne est dû, justement, à cette défection massive.