Cette phrase émanant de ses deux fils m'a incité à vous écrire pour vous exposer succinctement ce que cela évoque pour moi, ancien militant FLN et prisonnier à Fresnes et à Loos les Lille de 1957 à 1962. J'ai découvert précisément l'ampleur de l'activité débordante et bienveillante de Mme Veil à l'égard des prisonniers politiques que nous étions, pendant les deux grèves de la faim, les plus longues et les plus dures de juin (12 jours) et juillet (18 jours) 1959 déclenchées par l'ensemble des prisonniers FLN à Fresnes et à La Santé pour faire reconnaître enfin de manière définitive le régime politique que nous demandions depuis déjà plus de deux ans. Non seulement nous refusions d'être assimilés aux détenus de droit commun, mais nous refusions en même temps les motifs juridiques invoqués dans nos inculpations, tels que celui de «rebelles», de «fellagas», de «hors-la-loi», de «racketteurs» ou encore de «banditisme», le tout accompagné de l'inculpation infamante d'«association de malfaiteurs». La grève de la faim devait en particulier nous permettre de sortir de ce régime dégradant que nous n'avions jamais reconnu au demeurant. Dans nos têtes, nous étions avant tout des prisonniers politiques, ce qui non seulement nous singularisait des «droits communs», mais aussi nous incitait à refuser toutes les mesures vexatoires, répressives ou à visée dégradante focalisées sur nous en permanence pour nous soumettre. Solidarité efficace de la directrice de l'Administration pénitentiaire C'est lors de ces deux grèves de la faim illimitées que nous avons découvert avec nos délégués, MM. Bachir Boumaza et Moussa Kebaïli, la bienveillance du ministre de la Justice nommé depuis janvier 1959, M. Edmond Michelet dans le gouvernement du général de Gaulle, et la solidarité efficace de Mme Simone Veil, en tant que directrice de l'administration pénitentiaire au ministère de la Justice. Elle assumait un rôle prépondérant avec un esprit de justice affirmé et concret. Tous les deux étaient d'anciens déportés pendant la deuxième guerre mondiale dans les camps de concentration de l'Allemagne nazie. Nous savions, pendant la détention et les grèves de la faim, grâce à la médiation de nos avocats conduite par Me Mourad Oussedik, responsable du collectif des avocats du FLN, que le ministre E. Michelet et Mme Veil étaient proches de nos points de vue et étaient ouverts à l'organisation de négociations en présence de nos avocats et de nos délégués de prison. Les discussions avec les envoyés du ministère aboutirent seulement au 12e jour de la grève, car du côté du cabinet du Premier ministre, Michel Debré, s'exprimait une position dure, anti-négociations, répressive à l'égard des grévistes. D'ailleurs, sur ordre du cabinet du Premier ministre, l'eau fut coupée au robinet de chaque cellule, totalement à partir du 8e jour de la grève de la faim. De manière pernicieuse, une distribution de lait fut substituée à l'eau ostensiblement de manière provocatrice dans le but de casser le mouvement de grève qui était illimité et massif. Là encore, au bout de quelques jours, et grâce aux bonnes volontés et à l'efficacité de certains journalistes, les retombées médiatiques et politiques de cette grève finirent par faire bouger le rapport des forces en faveur du ministère de la Justice, et donc au détriment des visées répressives et jusqu'au-boutistes du Premier ministre. Des discussions furent ouvertes par l'équipe du ministère de la Justice où Mme Veil jouait un rôle incitatif positif, pour faire aboutir les négociations avec les délégués des prisonniers. Régime politique «A» pour 5000 détenus algériens Pour la première fois, nous obtenions un régime politique dit «A» pour plus de 5000 détenus algériens FLN en France qui nous permettait : 1- de pouvoir organiser dans des salles, des cours d'alphabétisation en arabe et en français ; 2- de nous abonner aux journaux de notre choix ; 3- de recevoir des livres sans censure et sans être sanctionnés pour la lecture de livres comme ceux de Victor Hugo, Jean-Jacques Rousseau, Emile Zola, etc. Encore une fois, les remises en cause incessantes au stade de la mise en pratique des accords conclus émanaient toujours du cabinet du Premier ministre, ce qui d'ailleurs donna lieu à une deuxième grève de la faim de 18 jours, dès le mois suivant, avec cette fois-ci, une nouvelle répression, plus vicieuse encore puisqu'il s'est agi de procéder à un transfert de nuit de l'ensemble des grévistes sous bonne garde, vers une quarantaine de prisons autour de Paris. Cette dissémination par petits groupes de l'ensemble des grévistes devait entretenir l'isolement pour chacun afin de fragiliser et diviser les grévistes. A l'issue de cette deuxième grève de 18 jours, les négociations réussirent à imposer la volonté du ministère de la Justice qui était décidé à respecter les résultats des accords conclus à l'issue de la première grève. Là encore, le ministre de la justice Edmond Michelet et Mme Simone Veil, directrice de l'administration pénitentiaire, ont assumé un rôle positif pour mettre fin au calvaire des grévistes et entériner le principe d'un canal de contact permanent entre le ministère de la Justice et nos deux délégués, Bachir Boumaza et Moussa Kebaïli, qui avaient par ailleurs le soutien des chefs historiques emprisonnés dans le secteur de l'infirmerie de Fresnes. Sauvegarde de la dignité des militantes FLN emprisonnées en France Les avocats des militantes emprisonnées en Algérie, notamment Me Nicole Dreyfus et Me Gisèle Halimi, avaient entrepris une vaste campagne de presse, d'information et de sensibilisation pour extraire les dizaines de militantes FLN des dures conditions d'incarcération dans les prisons en Algérie où elles étaient exposées davantage aux maladies et à l'insécurité. Il était de notoriété publique que la torture était pratiquée massivement en Algérie, ainsi que les exécutions extralégales à la suite de simulacres d'évasion et de «corvées de bois», le viol et le chantage sur les familles, etc. Seul le transfert de ces femmes vers les prisons en France pouvait leur garantir des conditions décentes de détention, préservant le respect de leurs droits et leur intégrité physique et morale. Mme Veil, en tant que directrice de l'AP, déploya avec ténacité une activité inlassable en invoquant toute une série d'arguments, allant des plus juridiques aux plus subtils, pour convaincre le ministre E. Michelet et le cabinet du général de Gaulle d'obtenir le plus rapidement possible le transfert de ces prisonnières afin de les soustraire aux dangers multiples auxquels elles étaient exposées dans les prisons en Algérie. Toutes furent transférées en France, notamment vers les prisons de Rennes, Pau, la Roquette, etc. Mme Veil poursuivit alors son action humanitaire pour assurer la sauvegarde de la dignité et des droits de ces femmes même pendant leur emprisonnement en France. Me Nicole Dreyfus me raconta que Mme Veil interrompait souvent ses vacances en famille pour visiter à l'improviste ces prisonnières, aussi bien celles de Rennes que celles qui étaient détenues dans différentes prisons en France. Elle allait donc au-delà des rapports périodiques et des enquêtes diligentées par le ministère pour se rendre compte elle-même de l'état sanitaire et de salubrité de la détention de ces militantes. Elle agissait aussi pour favoriser l'envoi de livres en prison et permettre à celles qui le désiraient de suivre un cursus d'études universitaires, ce qui permit à plusieurs d'entre elles de devenir avocates après leur libération. D'ailleurs, plusieurs années après, ces ex-prisonnières lui manifestèrent leur immense reconnaissance par un accueil enthousiaste lors de sa visite à Alger en tant que présidente du Parlement européen, suivi d'une fête chaleureuse et très amicale le lendemain. Plusieurs condamnés à mort sauvés grâce à Simone Veil Pendant la Guerre d'Algérie, il fallait différer au maximum les exécutions des condamnés à mort, dont plusieurs centaines attendaient avec angoisse le jour fatal. A partir de 1959, pour gagner toujours et encore du temps et repousser au maximum l'exécution, le ministère de la Justice, avec E. Michelet à sa tête et Mme Veil, freinaient avec détermination, par tous les moyens possibles, et souvent avec succès, les décisions d'exécution. Ils étaient toujours disponibles pour accueillir tous les recours déposés par les avocats, donner suite autant qu'ils le pouvaient à tous les moyens de procédure, en retardant les délais de transmission des dossiers et du recours en grâce pour gagner du temps. Ils donnaient suite aux efforts des avocats pour surseoir à la fixation de la date d'exécution de leurs clients respectifs. A l'époque, l'attitude ferme et la bienveillance de Mme Veil devenaient, avec celle du ministre de la Justice, une des clefs de l'espoir pour sauver le maximum de vies, dans l'attente des négociations qui se profilaient à l'horizon. Pour nous, prisonniers, et nos avocats dévoués et courageux, malgré la terreur de l'OAS, je peux le dire aujourd'hui : «Le temps gagné, grâce à ces stratagèmes, c'est assurément une vie sauvée». La dernière exécution fut celle de Salah Dehil, à Lyon, le 31 janvier 1961. Ensuite, toute exécution fut suspendue grâce aux efforts du ministère de la Justice auprès du général de Gaulle pour faire prévaloir, sans annonce publique ni officielle, le gel de fait de toute exécution de condamné à mort. Cette décision de fait renforça les perspectives ouvertes par l'exigence politique de la négociation avec le GPRA qui aboutit aux Accords d'Evian et au Cessez-le-feu le 19 mars 1962, et, finalement, à l'Indépendance. Pour toutes ces raisons, je pense que c'est un devoir de vérité historique que de rendre un vibrant hommage à cette grande dame, amie de l'Algérie, pour son action silencieuse, inlassable, en faveur du respect de la dignité et du triomphe des droits des prisonniers FLN pendant les dures années de la Guerre de Libération. Sa haute fonction officielle à la tête de l'administration pénitentiaire n'a nullement freiné sa volonté d'être du côté de la justice et de la dignité humaine dont elle avait été privée pendant son horrible déportation à l'adolescence dans les camps de l'Allemagne nazie. Elle était au contraire plus motivée et tenace dans sa participation particulièrement efficace menée avec une grande discrétion pour atténuer les souffrances des prisonniers politiques algériens. C'est ainsi que, à l'écoute de nos avocats en lutte, elle prenait avec la plus grande modestie une part invisible pour le grand public, dans la lutte des intellectuels, des journalistes, des scientifiques, comme Jean-Paul Sartre, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Jacques Servan Schreiber, Françoise Giroud, Jean Daniel, Michel Rocard, Laurent Schwartz et tant d'autres militants anticolonialistes français qui rejoignaient la lutte pour l'indépendance et la liberté du peuple algérien. Ils ont sauvé l'honneur de la France et de la République pendant la Guerre d'Indépendance et rendu possible l'espoir d'un rapprochement futur des peuples algérien et français.