Situé non loin de la mosquée Ketchaoua, aujourd'hui flambant neuve suite à sa restauration, dans un quartier en travaux que l'on a déjà reblanchi dans la perspective de l'inauguration de la station de métro de la place des Martyrs, le Café Malakoff, au verso de ce décor, semble avoir été oublié. D'où notre envie de voir ce que devient ce vestige d'un temps révolu qui, en dépit du temps et des changements, a continué à vivre et incarner une bonne partie de l'épopée de la musique algérienne. Sur place, le choc est instantané. Les portails de fer sont clos, sans aucune mention des causes de la fermeture. Aujourd'hui laissé-pour-compte, le Café Malakoff serait fermé à cause d'une pénible histoire d'héritage familial. L'Office national de gestion et d'exploitation des biens culturels (OGEBC), dont le siège de Dar Aziza est tout proche, semble ne pas vouloir s'en mêler. «Cela ne nous regarde nullement», nous affirme l'agent de réception qui pense être habilité à se prononcer, au point qu'il nous refusera l'accès. Selon lui, «l'histoire est du ressort du dernier gérant du café» qu'il nous suggéra sèchement de contacter. Or, malgré tous nos efforts pour le trouver, celui-ci demeure introuvable. En discutant avec les gens du quartier, des plus âgés aux plus jeunes, nous espérions en apprendre plus sur les motifs de cette fermeture. Mais ils n'ont fait souvent que nous transmettre leur nostalgie du lieu, tel ce sexagénaire qui raconte qu'il s'agissait du «carrefour d'un grand nombre d'artistes» ou ces autres qui évoquent telle ou telle grand figure de la musique chaâbie et andalouse qui était habituée des lieux. Tous ceux qui ont connu la grande époque de ce café, ou en ont entendu parler, se désolent de la situation actuelle. Notre premier interlocuteur ajoute à ce propos : «Cela fait plus de deux ans qu'il est fermé à cause d'un conflit entre des frères concernant son héritage.» Il semblerait, dit-on ici, que les lieux ne seront ouverts qu'au gré d'un nouveau gérant, ou nouveau propriétaire en cas de vente, et que celui-ci pourrait, soit conserver le Café Malakoff dans son esprit originel, soit changer complètement d'activité et faire disparaître à jamais ce sanctuaire kasbadji de la musique andalouse et chaâbie. C'est ce que craignent par-dessus tout les fidèles du Café Malakoff. Mais à côté des rumeurs et des appréhensions, aucune information tangible pour le moment. «Qu'ils veuillent le rouvrir, ou le revendre, personne n'en sait rien», affirme l'artisan dont la boutique jouxte le café et qui est jugé pourtant comme le plus proche de la famille gérante du café. Il s'agit là pourtant d'un lieu emblématique d'Alger et de toute la saga de la musique algérienne depuis la fin du XIXe siècle. Selon certains témoignages, des récitals étaient donnés dans ce café dans les années 1890 et l'on y comptait l'élite de l'école Sanaa de musique andalouse avec d'aussi grands noms que cheïkh Mohamed Sfindja, virtuose du genre, ou Edmond Yafil qui avait transcrit le répertoire des textes du genre. Mythique point de chute des maîtres de la musique chaâbie, il abritait souvent des qaâdates, notamment celles des soirées du Ramadhan. Il aurait même vu naître cette musique algéroise sous l'impulsion d'El Hadj M'hamed El Anka, inspiré lui-même de son maître cheïkh Mustapha Nador. El Anka aimait y passer du temps, à l'instar de quelques autres personnalités de la chanson populaire, notamment Hadj M'rizek, Boualem Titiche, Boudjemâa El Ankis et autres. On raconte qu'à une époque, ils s'y donnaient rendez-vous presque chaque soir. Bâti sous l'ex-hôtel et galeries du duc de Malakoff (1862) dont la bâtisse aujourd'hui est en fort mauvais état mais dont la plaque de marbre orne toujours l'entrée, le Café Malakoff avait également servi de lieu de rendez-vous clandestins durant la guerre de Libération nationale. Quelle meilleure couverture que cette activité musicale. Mais la police coloniale n'était pas dupe et ses agents surveillaient de près les milieux artistiques (NDLR : lire «El Anka vu par la police coloniale» par Ahmed Amine Dellaï dans Arts & Lettres du 07/12/13). Jusqu'à sa fermeture, le Café Malakoff apparaissait comme un petit musée. On pouvait voir sur ses murs une multitude de photos, d'affiches et de souvenirs immortalisés. Des dizaines de portraits encadrés aux effigies des artistes qui le fréquentaient et notamment ceux d'El Hadj M'hamed El Anka, ce qui s'explique par sa stature artistique mais aussi le fait qu'aux détours des années 1940, il avait racheté le café à Hadj M'rizek, lui donnant une dimension encore plus populaire. Depuis, et jusqu'à son décès, El Anka s'y installait presque quotidiennement. Il y occupait une place spéciale, en face du café, dans l'alcôve dite «l'âaouïna», car elle abritait une fontaine. L'acquisition des lieux par El Anka s'était traduite par le début d'un âge d'or, reconnu jusqu'à présent. Très rares étaient les moments où l'on pouvait voir l'endroit vide. Les férus du chaâbi venaient de toutes parts. Autour des mêmes tables, des admirateurs venaient demander aux musiciens des explications sur les textes des qasidas. Au brouhaha typique des cafés populaires se mêlaient les résonances du mandole. Un lieu de liesse à la portée de tout un chacun. Il arrivait aussi que le café fasse également office de lieu d'apprentissage, un maître consentant à apprendre une astuce à un jeune musicien autour d'une table. A ce titre et à d'autres, certains considèrent le Café Malakoff comme étant «l'un des premiers centres culturels algérois» au temps où les maisons de culture ou les conservatoires de musique étaient un rêve souvent inaccessible. Un certain Messaoud aurait racheté l'établissement à la mort d'El Anka. La clientèle l'aurait alors sollicité de ne rien y changer. Les lieux étaient marqués par l'esprit du maître, lui avait-on signifié et devaient rester comme tels ! Le nouveau gérant honora cette demande en dépit des difficultés et de la terrible période de la décennie noire. Avec les disparitions de nombreuses figures de la musique andalouse et chaâbie, le Café Malakoff commença à perdre de son aura. La nouvelle génération peinait à prendre la relève ou préférait les salles de concert. Messaoud serait décédé en 2014 et l'un de ses fils, Boubekeur, aurait pris le relais, insufflant une dynamique et procurant aux nostalgiques une lueur d'espoir tant attendue. On s'y regroupait alors de plus en plus, sous une nouvelle installation de photos et de portraits des musiciens illustres qui y étaient passés. Les murs repeints, les lieux réaménagés, une nouvelle clientèle de jeunes, les fidèles se réjouissaient de voir l'ancien Café Malakoff résister. Durant le Ramadhan 2015, Kamel Fardjallah et un petit orchestre animent des soirées qui confirment cette ébauche de renaissance. Puis vint une période d'oubli et d'indifférence et, désormais, cette histoire poignante d'héritage qui condamne ce lieu précieux de la mémoire nationale à la fermeture. Son sort est d'autant plus désolant qu'on peut voir alentour une Basse Casbah désormais reblanchie. De Zoudj Ayoune à Bab Azzoun, on peut remarquer le rythme soutenu avec lequel sont menées, depuis quelque temps déjà, les restaurations de ces lieux historiques. Mais, à cet égard, l'ancestral Café Malakoff semble avoir été condamné à l'indifférence ou pire encore…