Le marché mondial du gaz naturel est en plein bouleversement. Si dans un passé récent ce marché était assez prévisible, aujourd'hui, il est totalement incertain, brouillant les perspectives à moyen et long termes. En quelques années, la carte gazière s'est complètement transformée. Dans un premier temps, le développement du gaz naturel liquéfié (GNL) avait ouvert un marché mondial, en parallèle des marchés traditionnels régionaux (le transport par gazoduc limitait les échanges jusqu'alors), et avait permis le développement de marchés spots aux côtés des contrats de long terme. Aujourd'hui, le développement des gaz non conventionnels aux Etats-Unis perturbe le marché en créant une bulle gazière. L'essor du GNL en Asie et au Moyen-Orient, la découverte de nouvelles ressources insoupçonnées de gaz naturel qui redessinent la carte de l'exploration-production, un jeu d'acteurs multipliant de nouvelles alliances et des fusions acquisitions, sont en train de transformer le paysage gazier mondial (voir « Le gaz naturel non conventionnel bouleverse les données du marché » dans El Watan du 17 septembre 2009). L'approvisionnement nord-américain en gaz naturel : De plus en plus non conventionnel L'Amérique du Nord est le plus grand marché du gaz naturel au monde, avec 30% de la consommation mondiale. Contrairement au pétrole, le gaz consommé en Amérique du Nord provient quasi-exclusivement de la production locale. En 2008, 77% du gaz provenait des USA et 22% du Canada et seulement 1% d'importation en GNL. De ce gaz consommé, plus de la moitié de la production domestique (soit 300 milliards de mètres cubes en 2008 et 40 milliards de plus qu'en 2007) provenaient des gaz non conventionnels. Cette augmentation correspond à 50% de la production canadienne et équivaut à la production totale de gaz de la Grande-Bretagne. Et l'avenir est des plus prometteurs pour ce type de gaz : les réserves prouvées sont estimées à 3600 milliards de mètres cubes et ont permis de plus que doubler l'estimation des ressources disponibles en Amérique du Nord, à 85 000 milliards de mètres cubes. Elles devraient représenter, selon l'AIE, 60% de la production américaine en 2030 et 15% de la production mondiale. D'ailleurs, et ce pour la première fois, le World Energy Outlook 2009 de l'AIE consacre une bonne partie de son chapitre « Gas Resources-Ch.11 » aux gaz non conventionnels. Certains analystes voient les Etats-Unis devenir autosuffisants en gaz, et même peut-être exportateurs Si le US Department Of Energy (DOE) prévoyait, il y a quelques années, un recours important au GNL (d'où les nombreux projets d'unités de regazéification aujourd'hui abandonnés), les importations de GNL en fait, ont chuté de 22 à 8 milliards de mètres cubes, entre 2007 et 2008, réorientant les quantités disponibles de GNL vers l'Europe. De plus, en 2009, soit en l'espace d'une année, les Etats-Unis sont devenus le premier producteur de gaz dans le monde, déclassant la Russie qui se retrouve en 2e position. Selon les estimations de l'AIE, les Etats-Unis ont produit en 2009, 624 milliards de mètres cubes (soit + 3,7%) sur un an et la Russie 582 milliards de mètres cubes (-12%). Ce formidable développement - rappelons-le, opéré par des indépendants américains- a entraîné, bien sûr, la convoitise des majors, et de nombreuses fusions-acquisitions d'un montant estimé à plus de 58 milliards de US $ ont eu lieu entre 2008 et le 1er trimestre 2010. Au-delà des traditionnelles fusions-acquisitions, il est intéressant de noter la création de joint-ventures par ces majors, qui n'avaient aucune expérience dans ce type de réservoir, avec de petites sociétés pionnières dans cette nouvelle technologie qui a entraîné le boom des shales gas. En plus de l'accès aux ressources, ces accords sont aussi motivés par l'acquisition par ces majors, de l'expertise technique de l'exploration et de la production des gaz non conventionnels, notamment le forage horizontal et la fracturation hydraulique, afin de l'utiliser ailleurs, et notamment en Europe. Ainsi, en 2008, Shell a acquis les Tight Gas de Duvernay au Canada, pour 5,8 milliards de dollars, BP s'est placé dans l'Arkansas et l'Oklahoma pour 3,4 M US$, Statoil Hydro l'a suivi avec 3,3 M US$. Shell a aussi pris des positions importantes à Haynesville, en Louisiane, en partenariat avec Encana. En mai, Eni s'est associé à Quicksilver Resources pour développer des gaz de schistes au Texas. Enfin, en juillet, BG group a augmenté ses réserves en prenant des parts de 50% pour 3M US$ dans Exco Resources dans des champs gaziers non conventionnels au Texas et en Louisiane. Ainsi, la réaction des majors a été très rapide. Elles ont appliqué à la lettre la devise : « If you can't beat them, join them » (si vous ne pouvez les battre, joignez-vous à eux). Outre des réserves supplémentaires, les majors pétroliers sont surtout intéressés par le savoir-faire technologique développé par ces indépendants, qui est totalement différent des leurs. Le but du jeu étant de reproduire cette nouvelle technique d'exploration et production dans le reste du monde, et notamment en Europe. Les shales gas en Europe La question du gaz de schiste en Europe a été abordée pour la 1re fois en automne 2008 dans le cadre d'une conférence tenue à Berlin. Cette conférence a donné naissance au programme européen GASH (Gas Shales in Europa, http://www.gas-shales.org/). Actif depuis janvier 2009, il regroupe les instituts de recherche, de géologie et des universités de plusieurs pays européens ainsi que IFP, et il est sponsorisé par Marathon Oil Corp., Statoil, Total, Exxon Mobil, GDF et Vermillon Energy. Il a pour mission de rechercher systématiquement les gisements européens de gaz de schistes, d'étudier le potentiel, et d'élaborer sur une base scientifique une production ultérieure de ce gaz naturel. Il existe en Europe des couches de schistes argileux susceptibles de contenir du gaz naturel. De telles couches sont présentes en Suède, Allemagne, France, Angleterre, Pologne, Turquie, Ukraine et Roumanie. Les estimations vont jusqu'à 14 000 milliards de mètres cubes de réserves de gaz naturel. Depuis 2008, des majors sont déjà présentes dans l'exploration en Europe : Exxon Mobil et Royal Dutch Shell ont acquis des licences d'exploration-production en Suède, Pologne, Allemagne, France et Autriche. Conoco-Phillips est présente depuis peu en Pologne, ainsi que Chevron, Exxon en Allemagne et en Hongrie ; et Statoil en partenariat avec Chesapeak en Ukraine, Pologne et Roumanie. Statoil et Chesapeak ont signé, début 2010, un accord d'exploration des shale gas valable dans le monde entier. Une étude réalisée par Advanced Resources International (ARI), avance que la Pologne seule pourrait détenir des réserves de l'ordre de 3 000 milliards de mètres cubes, soit l'équivalent de 200 ans de sa propre consommation ou 6 ans de consommation de l'Europe des 27. Si Shell et Exxon ont commencé à réaliser des forages, il faut noter qu'il y a plus de 40 compagnies dans l'exploration-production en Europe. GZF (German Research Centre for Geosciences in Postdam), membre du GASH, estime que dans 2 ans les premières productions de gaz de schistes proviendront de Pologne, du nord de l'Allemagne, et du sud de la Suède. Mais certains analystes avancent qu'il faudra encore une décade avant d'avoir des volumes significatifs de gaz européen, car les conditions géologiques et géographiques ne sont pas les mêmes qu'aux USA. Les shales gas en Chine Dans le monde, l'AIE estime les réserves globales de gaz non conventionnels à 921 000 milliards de mètres cubes (Chart.2 Outlook 2009), soit plus de 5 fois les réserves prouvées de gaz naturel conventionnel. Le potentiel pour l'Europe est estimé à 14 000 milliards de mètres cubes, comparé aux 168 000 milliards de mètres cubes pour l'Amérique du Nord et aux 112 000 milliards de mètres cubes pour la Chine. Certains analystes avancent qu'il y en aurait beaucoup plus. En fait, on le saura quand les compagnies feront de l'exploration et réaliseront des forages. En même temps que l'Europe, les compagnies s'intéressent également à la Chine, qui s'est fixé comme objectif de produire 30 milliards de mètres cubes par an de gaz non conventionnel, soit l'équivalent de la moitié de la demande de 2008. Plusieurs compagnies étrangères — dont Shell en coopération avec Pétrochina (nov.2009) et BP en négociations avec Sinopec — sont déjà présentes en Chine. Après la rencontre entre les présidents des Etats-Unis et de la Chine, en novembre 2009, la Maison-Blanche avait annoncé dans un communiqué, le 17 novembre, le fameux « US-China Shale Gas Resource Initiative » : la technologie américaine contre l'échange d'opportunités d'investissement. L'AIE estime que la Chine et l'Inde pourraient receler d'immenses réserves de gaz non conventionnels. La question des prix et des coûts Le prix du gaz naturel est un facteur déterminant dans la mise en exploitation du gaz non conventionnel. Les compagnies ne publient pas leurs seuils de rentabilité, mais on constate que les forages diminuent quand le prix du gaz passe sous la barre des 5 US$/MBtu. Ainsi, la courbe de la baisse du nombre de forages suit celle de la baisse des prix. En septembre 2008, quand le prix du Henry Hub était d'environ 8 US$/MBtu, le nombre de forages réalisés était de 1 600, en juillet 2009, avec un prix de 4 US$/MBtu, le nombre de forages a baissé à 600. Il faut signaler que cette chute des prix, ainsi que du nombre de forages n'ont pas eu d'impact sur le niveau de production qui est demeuré stable. Ce qui laisse supposer que les coûts marginaux de production ont également baissé. Certains analystes avancent que le prix d'équilibre des gaz de schistes aux USA se situe entre 4 US$/ MBtu pour le Marcellus et 8 US$/ MBtu pour le Barnett West. Cela explique les hypothèses données par Yves Mathieu de l'IFP à propos du scénario de production américaine : « A 6 $/MBtu, les réserves économiquement exploitables atteignent 20 000 milliards de mètres cubes. Mais à 4 $/MBtu, il n'y en a plus que 2800. » (BIP 06/01/2010). Des calculs effectués par le consultant, Raymond James, montrent que les TRI (taux de rentabilité interne), pour un prix de 5 $/MBtu varient de 60% (pour le gaz de Eagle Ford du sud Texas), 43% pour le Marcellus (Appalaches) et 37% pour le Haynesville (Nord Louisiane). Les forts taux de déclin des gisements de gaz non conventionnels (année 1 : 65% ; année 2 : 53% ; année 3 : 23% …année 6 : 17%) obligent les compagnies à maintenir une importante activité de forage et de mise en service de nouveaux puits pour maintenir le niveau de production. Il est prévu d'ici 2013, le forage de 30 000 puits pour un coût de 150 milliards de US$. (Energy Bulletin). Rappelons que durant les 40 dernières années, plus d'un million de puits ont été forés. Ce qui s'est passé ces dernières années aux Etats-Unis avec le développement du gaz non conventionnel, est une véritable révolution silencieuse dont les implications en Amérique du Nord et dans le reste du monde sont considérables. La menace de surproduction de gaz qui se profile pourrait avoir des effets importants sur la structure des marchés gaziers et la formation des prix du gaz en Europe et dans la région Asie-Pacifique. De plus, la réduction importante des besoins d'importation des USA, ainsi que le développement du GNL en Asie (notamment en Australie) et au Moyen-Orient conduiront à moins d'interactions entre les 3 grands marchés régionaux (Amérique du Nord, Europe, Asie-Pacifique). N. R. : Ancien membre de l'Union internationale de l'industrie du gaz (IGU)