L'argot est un sujet sérieux et c'est sous le prestigieux magister de Victor Hugo (excusez du peu) que se place ce dictionnaire du parler «djeuns». L'auteur des Misérables notait déjà la créativité sans bornes du petit peuple pour inventer de nouveaux mots, de nouveaux sens. Un vocabulaire d'une incroyable élasticité, une langue qui vit intensément, à l'air libre, hors des murs de l'académie. On la qualifie volontiers de parler des banlieues, même si elle s'étend aujourd'hui à tout le territoire français grâce notamment au succès des rappeurs. Cet argot en question doit beaucoup aux enfants et petits-enfants d'émigrés. On y retrouve bon nombre de mots venant de l'arabe, du tsigane et des langues africaines. C'est le parler de la génération «Wesh» comme aime à l'appeler Guemriche. Ce dernier présente son travail comme une contribution à l'écriture de la «Wesh Side Story» ! Il s'agit de prendre au sérieux les manifestations de créativité artistique et culturelle issue des banlieues. Cette «sous-culture» ou «contre- culture» ou simplement «pop-culture» est déjà étudiée depuis des décennies aux USA. Il s'agit d'ailleurs d'une culture mondialisée très influencée par les codes de la culture urbaine américaine. En effet, en plus des origines précitées, bon nombre de mots viennent de l'anglais américain. Si la génération précédente de descendants d'émigrés maghrébins pouvait s'identifier aux chanteurs de raï venus du «bled», aujourd'hui ce sont plutôt les rappeurs américains qui servent de modèle. Le sens d'influence s'inverse même, avec des rappeurs de France qui remportent un franc succès auprès des jeunes au Maghreb. On l'aura compris, la confection d'un dictionnaire du parler en question est aussi une façon de donner ses lettres de noblesse (ou du moins de reconnaître) une manifestation culturelle et linguistique qui a son importance. C'est bien le même Guemriche qui avait sorti le Dictionnaire des mots français d'origine arabe avec des exemples glanés dans la littérature française, de Rabelais à Houellebecq. Cette fois encore l'approche, si elle part d'un certain engagement, se distingue par sa rigueur. Chaque mot est accompagné de son étymologie, qui nous plonge à chaque fois dans la vie de la téci (cité). Pour ce faire, Guemriche tend une oreille attentive aux rappeurs. Certains mots viennent de plus loin dans le temps et même Jean de La Fontaine est mis à contribution aux côtés de Booba et Orelsan. Contrairement aux idées reçues, le parler des cités ne se distingue pas seulement par ses emprunts à des langues étrangères. La création et le verlan (inversion des syllabes) sont à l'origine de beaucoup de mots. Une continuité avec l'argot (celui qui inspirait déjà Victor Hugo) est aussi notable. Le petit dico de Salah Guemriche se lit comme une incursion éclairée dans la culture des cités. Si leurs habitants restent confinés loin des centres de décision, leur créativité langagière a, quant à elle, réussi à conquérir tous les milieux. Grâce à eux, bien des mots étrangers viennent enrichir la langue française, arrivant jusque dans les pages des grands dictionnaires. En linguistique, ce procédé s'appelle «intégration».