Chriki, houbla, nti bomba, zella : ces termes reviennent telle une étrange symphonie verbale sur les lèvres de nos jeunes. Des mots que tout le monde peut entendre chez un jeune Algérien dont le vocabulaire ne cesse d'être innové, enrichi, métamorphosé au gré des expériences sociolinguistes partagées au sein d'une société qui sculpte quotidiennement son langage, ses langues, pour exprimer ses angoisses et ses hantises. Pour certains, ce langage est vulgaire ; pour d'autres, il est indécent, c'est dire que l'argot de nos jeunes n'a, en réalité, jamais cessé de susciter des polémiques et des débats passionnés. Un argot cosmopolite Ne se contentant pas d'une seule langue, imposée de surcroît par une société que la jeunesse conteste, ces jeunes n'hésitent, donc, plus à puiser leurs vocables dans plusieurs autres langues afin de transmettre à leur interlocuteur un message qu'ils désirent comprendre à eux seuls. Pour les spécialistes, il est important de souligner que l'argot des Algériens, né d'un mariage de mots empruntés de plusieurs langues, est un phénomène digne de susciter des recherches approfondies à même de produire des thèses et des études universitaires. Dans ce sens, plusieurs spécialistes de la linguistique signalent que le dictionnaire lexical algérien a été alimenté ces dernières années par des termes nouveaux, qui tendent plutôt à différencier un groupe sociétal déterminé par rapport aux autres. Ce dialecte social serait une manière qu'adopte un groupe social non seulement pour se différencier des autres, mais également pour faire de cet argot un critère identitaire incontournable. Il faut savoir qu'un argot naît quand une fraction de la population, en situation de sous-culture, crée un code de communication qui lui est propre, par distanciation avec le reste de la société, pour maintenir sa différence ou plus vraisemblablement par crainte de persécutions ou de représailles, du fait même de son existence. Par ailleurs, l'utilisation de l'argot, associée aux codes de conduite du groupe, renforce le sentiment d'appartenance de l'individu au groupe et lui permet de construire et d'affirmer son individualité même si celle-ci se greffe sur l'obscénité des mots destinés à l'exprimer, sur la symboliser. Toutefois, la spécificité de cet argot consiste en son «colinguisme», note la sociolinguiste Zoulikha Mered qui a réalisé une brillante étude à ce propos. En effet, le mélange arabe populaire algérien/arabiyya/français est largement perceptible dans nombre de pratiques quotidiennes, notamment celles relatives au parler de nos jeunes, et ce, malgré l'arabisation intense de toutes les structures nationales. Le lexique de la femme Ainsi, on observe que le jeune locuteur algérien passe de l'arabe populaire à l'arabiyya, puis au français et, enfin, au «colinguisme» arabe populaire/français, en faisant, chaque fois, un choix pertinent. Il crée des techniques argotiques spécifiques à ces choix linguistiques et à leurs représentations dans l'imaginaire algérien et renouvelle dans un mouvement de création incessante le terme argotique en fonction du contexte sociopolitique et linguistique du pays. Néanmoins, si l'on passe au peigne fin le lexique que ces jeunes consacrent à la femme, «nous verrons comment l'esprit du ‘'mâle'‘ mobilise la langue, son imagination, et la mémoire collective pour ‘'violenter'‘ la femme et crier, en fait, son manque d'amour et sa frustration», signale Zoulikha Mered. C'est également le cas de tous les autres registres en allant du boulot, el khobza, au projet de l'émigration, el hedda ou el harga. La langue des jeunes n'est finalement que le miroir de ses désirs jamais accomplis… N'est-ce pas, là, un indicateur de danger ? A. S.