Pour la première fois, Ahmed Djebbar s'apprête à publier en Algérie un nouvel ouvrage : Science et savant en pays d'Islam. Il a participé cette semaine à Alger au colloque international sur « l'Islam et les sciences rationnelles entre passé et présent », organisé par le Haut Conseil islamique. Quelle évaluation faites-vous de la présence des sciences techniques et humaines dans l'université algérienne ? Les sciences sont enseignées mais le problème est dès que l'on forme des scientifiques, ils partent à l'étranger. Nous sommes une machine qui a le input et le output, et entre les deux, il y a la cuisine. Une véritable chekhcoukha ! Je peux vous parler longuement des matières enseignées aux enfants. J'étais ancien ministre de l'Education et je sais de quoi je parle. Il y a un problème de niveau de la formation. Cela dit, mon expérience de 35 ans d'enseignement universitaire m'a montré que quel que soit le système de l'éducation d'un pays, même le plus sous-développé, il y a toujours une élite qui est formée. Notre élite va ailleurs. Même s'il s'agit de 1%, c'est un gâchis énorme. Et que faut-il faire pour retenir cette élite ? Il faut adopter une véritable politique. Mais je ne peux pas vous donner un programme. La réforme de l'enseignement doit se poursuivre à partir du primaire. La réforme actuelle est hésitante. Des efforts ont été fournis mais pas de manière systématique… Pouvez-vous expliquer pour quelles raisons les étudiants algériens ne s'inscrivent plus dans les filières mathématiques ? Il y a un double phénomène au niveau national et à l'étranger. Le développement de l'informatique et d'écoles d'ingénieurs spécialisées a fait que les meilleurs diplômés du bac vont dans ces écoles qui leur permettent d'avoir un métier après. En France, j'ai formé des docteurs en filière mathématiques qui sont chômeurs actuellement. En Algérie, on peut au moins avoir des postes d'enseignant. C'est une chance. Au niveau international, on a trop spécialisé l'université et récupéré tous les étudiants que les écoles supérieures ne récupèrent pas. Dans certaines régions, cela ressemble à des garderies. En Algérie, il faut valoriser les métiers liés aux sciences exactes. Il est important de mieux payer les professeurs des universités des sciences exactes et de valoriser cette profession. Le salaire d'un professeur algérien d'université est de moitié plus bas de son confrère marocain ou tunisien. Il y a vingt ans, c'était le contraire. Il faut alors dire la vérité sur cette situation. Au Moyen-Age, les professeurs de droit, de fikh, de médecine étaient valorisés... Et qu'en est-il des sciences humaines ? Il y a beaucoup de diplômés dans cette filière mais la société n'arrive pas encore à les absorber. La société doit avoir un rythme d'absorption proportionnel à la production de l'université. Pour retenir nos universitaires, il faut les payer trois fois plus que les autres, leur donner des villas s'il le faut. Qu'est-ce qu'une villa vu tout l'argent perdu avec la corruption ? Qu'est-ce qu'une voiture ou un salaire multiplié par trois ? Des pays arabes l'ont fait pour attirer les plus grands spécialistes dans leur domaine. Ils leur ont donné carte blanche et n'ont jamais évoqué des problèmes d'argent... Avez-vous des difficultés de publier en Algérie ? Les maisons d'édition doivent venir vers les auteurs et leur faire des propositions. Il y a un an, une petite maison d'édition m'a contacté et m'a proposé d'écrire un livre. Ainsi, Science et savant en pays d'Islam va bientôt paraître en arabe en Algérie. C'est un livre illustré de 400 pages. J'ai préparé également le premier volume de la transcription des 30 émissions que j'ai faites à la Chaîne III en 2008 (avec Dalila Smail, ndlr). Ce premier volume sera publié en 2010. En France et dans le monde, j'ai déjà publié 150 articles et 3 livres. J'ai dirigé le catalogue de l'exposition L'âge d'or des sciences arabes en France. J'ai été le commissaire de l'exposition au Musée national d'art moderne et contemporain (MaMa) à organiser à la faveur de « Alger, capitale de la culture arabe » en 2007. Cette exposition devait circuler dans toutes les grandes villes du pays. Ce n'est pas le cas actuellement... Mais comment se fait-il qu'Ahmed Djebbar ne soit pas invité dans les grandes rencontres scientifiques ? Vos thèses sont-elles à ce point gênantes ? Je ne gêne pas. Je parle souvent de la civilisation islamique et de la contribution des mathématiciens musulmans. Je suis chercheur aussi. Après tout, j'ai fait aussi de la politique. Donc, quand je sens que quelque chose peut gêner, je l'évacue provisoirement. Je suis citoyen. J'ai des réponses à des questions sur la cité. J'ai mon opinion sur l'éducation nationale, sur la recherche scientifique, etc. Grâce à mon travail, l'Algérie est le seul pays arabe à avoir formé des diplômés dans l'histoire des mathématiques. Dans d'autres pays, ce genre de spécialiste n'existe pas. C'est une chance que nous n'avons pas su malheureusement exploiter. Aucun de mes étudiants n'a été invité à faire une conférence parce qu'ils ne sont pas connus. Il reste qu'il y a un travail de fond qui donnera ses résultats plus tard.