Ils étaient simples trabendistes des années 1980. Devenus importateurs dans les années 1990, ils pèsent aujourd'hui dans le transfert illicite de fonds comme de véritables barons. Leur QG : Dubaï. Enquête sur une filière très rentable. « Avant, je me contentais de l'importation de marchandises de l'étranger, mais aujourd'hui j'ai trouvé mieux ! Je suis devenu banquier ! », ironise Hichem (*), 30 ans, originaire d'El Eulma. Au début des années 2000, il versait dans l'import-import (nom donné aux Algériens qui ne consacraient qu'à l'importation de toutes sortes de produits). Grâce à l'argent de son père, lui-même importateur, il est maintenant devenu « exportateur de devises ». Hichem est installé à Dubaï depuis trois ans. Sa principale activité : le change de devises à partir de l'Algérie. Une activité qui, à en croire le dernier rapport de l'Organisation internationale Global Financial Integrity (GFI) prospère en Algérie. Classée parmi les cinq pays africains qui ont enregistré les plus grands montants de flux financiers illicites, elle aurait ainsi vu s'envoler 25,7 milliards de dollars entre 1970 et 2008… La loi du 26 août 2003 relative à la monnaie et au crédit ainsi que le règlement n°07-01 du 3 février 2007 de la Banque d'Algérie relatif aux règles applicables aux transactions courantes avec l'étranger et aux comptes devises interdisent pourtant formellement le transfert libre de devises. Nous nous sommes rendus au square Port-Saïd, « passage obligé pour ce genre de trafic », point de rencontre entre trabendistes et importateurs, véritable plaque tournante des transactions. Le procédé est simple. « Mon agent au square reçoit le client qui souhaite changer des dinars ou des devises étrangères, explique Hichem. En temps réel, après un appel téléphonique, je donne l'équivalent en dirhams à son représentant à Dubaï. Pour mes clients fidèles, pas besoin d'intermédiaire, tout se fait avec la confiance... » Militaires, juges et médecins Parmi ces fidèles, Hichem avoue compter « des militaires, de hauts fonctionnaires de l'Etat, des juges et, dernièrement… des médecins », confie-t-il, le regard fuyant et le sourire au coin. Nous l'avons rencontré à Alger où, en ce jour du printemps, il est venu « cueillir » ses sacs de billets auprès de ses nombreux « employés » issus pour la plupart de la région Est, avant de s'envoler à Dubaï. Nous avons tenté de les approcher. « Je ne suis au courant de rien, je travaille au square pour gagner ma vie… », est la seule réponse que nous avons pu obtenir. « Je possède des milliards et je ne veux pas les investir en Algérie. De plus, je veux acquérir des biens à l'étranger, témoigne un des bénéficiaires du système. Comme il est impossible de transférer mon argent, j'ai dû trouver un moyen. Tout cela se fait grâce au consentement de h'babna taa edoula (nos amis de l'Etat), et pour être franc, si nous ne sommes pas inquiétés, c'est parce qu'eux-mêmes profitent de nous. » Pour comprendre le procédé, nous nous sommes rapprochés du Centre national de l'information et des statistiques des Douanes. « Il faut revenir à l'ouverture anarchique de l'économie nationale, explique un expert qui a requis l'anonymat. Elle a entraîné tant d'irrégularités qu'il serait difficile aujourd'hui de les contrôler. De simples trabendistes ont ainsi été promus au rang d'importateurs. Et la corruption à tous les échelons de l'Etat, impliquant directement de hauts cadres de la nation, s'est normalisée. » Ali, un jeune commerçant de Ferdjioua, installé lui aussi à Dubaï depuis deux ans, nous explique comment cet argent est mis dans le circuit du transfert illicite vers l'étranger. Ces fonds échangés au square Port-Saïd, au Hamiz ou à S'mar servent ensuite à financer des transactions de l'import. La deuxième phase de l'opération « blanchiment ». Pratique, le Crédoc « A Dubaï, les trafiquants ouvrent une LLC (équivalent d'une Eurl ou d'une Sarl), explique-t-il. Grâce à elle, ils commencent par exporter des marchandises de Dubaï ou de Chine vers l'Algérie. En majorant leur valeur réelle – jusqu'à dix fois le montant initial –, ils gagnent déjà beaucoup d'argent. » La suite du blanchiment s'opère via le crédit documentaire, seul moyen de paiement des transactions du commerce extérieur contenu dans la loi de finances complémentaire 2009. « Cette mesure encourage le trafic, dénoncent unanimement un douanier et un expert du CNIS. Elle assure une meilleure maîtrise du commerce extérieure et pour les importateurs frauduleux, c'est une aubaine, car elle garantit le transfert rapide et complet des fonds. » Comment ? L'importateur verse par exemple 100 000 euros à la banque pour acheter une marchandise X. Pendant ce temps, sous une autre casquette, celle d'exportateur à l'étranger, il fournit les documents nécessaires à la transaction. « A Dubaï, je fournis un document certifiant que la marchandise a bien été embarquée, précise Hichem. Mais puisque je suis moi-même importateur, je peux écrire n'importe quoi sur ces factures. Quant aux conteneurs, ils arrivent souvent avec moins de marchandise que prévu, voire complètement vides. » La marchandise, elle, ne transite pas directement de Dubaï vers Alger. Elle passe auparavant par Malte ou l'Espagne. Le temps que le délai — dix jours — dont dispose la banque pour transférer l'argent, expire. Une fois au port, les conteneurs sont stockés. « L'importateur a ensuite quatre mois et dix jours pour venir chercher son conteneur. Au-delà de ce délai, le receveur des douanes le récupère et l'ouvre, car il devient propriété de l'Etat. Dans les faits, cela prend parfois entre six mois à un an. » Quand les services des Douanes s'aperçoivent de la malversation, il est trop tard. « Car ces trafiquants ont pris toutes leurs dispositions, en utilisant de faux registres du commerce ou des registres appartenant à des personnes mortes ou malades mentales. D'autres fois, grâce à l'implication d'agents corrompus des services des douanes et des fraudes, les transactions se font en toute quiétude. ». Les prénoms ont été changés. Un réseau de Syriens démantelé au port d'Alger En juin dernier, les Douanes algériennes ont déposé plainte contre au moins 51 personnes, pour la plupart des commerçants du marché Meissonnier d'Alger-Centre, connu pour le change de devises. Grâce au concours de la cellule de renseignement financier espagnole, pas moins de 900 millions d'euros ont été transférés illicitement pour ensuite être investis en grande partie dans l'immobilier ou le commerce. La dernière affaire en date signalée au port d'Alger, toujours selon la même source, concerne un réseau d'étrangers de nationalité syrienne, impliqués dans un transfert illicite de devises qui se chiffre en millions de dollars. « Une enquête menée par une brigade économique mixte — gendarmerie-douanes-inspection des finances-DRS — a permis de mettre fin à leurs agissements. Après ouverture des conteneurs, il a été découvert une barre de fer dans chacun d'eux, alors que d'après les documents, ils étaient censés en contenir des dizaines. Leur valeur à l'unité ? 100 000 dollars. » Selon une source sécuritaire, ces Syriens étaient connus au square Port-Saïd, qui fait actuellement l'objet d'une enquête. Trafic dans la Zone arabe de libre-échange Des responsables des Douanes ont révélé début janvier l'existence de plusieurs cas de majoration de valeur des produits finis importés auprès des pays de la Zone arabe de libre-échange (ZALE). Les fraudeurs ont effectué, grâce à ces pratiques, de gros transferts illicites de devises. Ces cas de fraude affectent directement les réserves de change officielles. Flairant un marché juteux, les opérateurs fraudeurs — qui importaient auparavant de Chine en pratiquant la minoration de valeur — ont changé leur zone de prédilection pour s'approvisionner à partir de certains pays arabes afin de profiter des exemptions de taxes pour transférer illicitement des devises vers l'étranger. Ils ont révélé, par ailleurs, qu'entre 2006 et 2007, les services des Douanes ont mis la main sur des affaires de transfert de devises totalisant un montant de 15 milliards de dinars (près de 210 millions de dollars). Dubaï, ultime paradis fiscal Dans une interview accordée à la revue suisse Bilan, l'avocat suisse Yann Mrazek, installé à Dubaï, explique l'engouement des opérateurs économiques et des personnes de profession libérale pour l'émirat. Ce qui les incite à s'installer : les privilèges fiscaux (aucun impôt à payer) accordés par les Emirats arabes unis, notamment Dubaï, « qui reste la seule juridiction offshore qui ne figure pas sur la préliste noire de l'Organisation de coopération et de développement économiques. Pour les privés, Dubaï offre des possibilités similaires au forfait fiscal tout en ne demandant pas plus de deux jours de présence par an. Les sociétés bénéficient de 45 conventions de non-double imposition et ne paient aucun impôt sur place. Juridiquement, ce ne sont pas des paradis fiscaux même si c'est le cas en pratique. Il existe des mécanismes d'échange d'informations par voie diplomatique, mais l'administration est de facto incapable d'y répondre », conclut-il. L'année dernière, l'émirat de Dubaï avait officiellement saisi les Algériens pour des malversations constatées dans le transfert d'argent provenant essentiellement du commerce.